Doctor Who 2015
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- Série TV par Guénaël Eveno le 18 mai 2016
L'hybride
Lors du pré-générique du dernier épisode de la huitième saison, Clara Oswald prétendait être le Docteur pour tromper ses ennemis. A l'époque, Steven Moffat s'était gardé d'en dire davantage, mais le showrunner envisageait déjà de faire de la fille impossible l'égale de son Seigneur du Temps.
A l'origine, les compagnons du Docteur étaient de sympathiques professeurs destinés à nous faire connaître un vieux grigou, mais le focus s’est très vite porté sur le Docteur après le départ des compagnons historiques. La faute à un turnover de compagnons plus important, mais aussi faute d'éléments permettant de se raccrocher à leur histoire. La longévité d’un Jamie (compagnon du deuxième Docteur) ou d’une Tegan (compagne du cinquième), qui firent à eux seuls près d’une ère complète, leur permit d’atteindre une belle côte de sympathie mais demeuraient d’éternels numéros deux. Dernière compagne de la série classique, Ace fut la première à connaître un passé intégré dans les scénarios des serials, notamment à travers le très bon Ghostlight. (1) En une poignée d’épisodes, Ace prit des initiatives que d’autres compagnons n’avaient osé prendre et sut tenir tête au Docteur, surprenant du même chef le spectateur. Le template de la nouvelle série était là : Russell T. Davies profita du reboot de 2005 pour faire de Rose l’identifiant numéro un du jeune spectateur, une Ace plus souriante et empathique qui aurait pour elle d’être un livre ouvert, entourée d’une famille prenant une part active dans la série. La transition se fit sans accrocs (merci Billie Piper), si bien que depuis, n’importe quel compagnon de Doctor Who est redevenu une voie d’accès, un élément humain assez développé pour accrocher le spectateur lorsqu’il perdait le Docteur de vue. Équilibre, vous avez dit ?
Mais tout équilibre finit par se rompre si on ne renouvelle pas les fondamentaux, et il n’y a rien de plus sain pour Moffat que de bouleverser le cours d’une mythologie par essence extensible. Avoir digéré près de cinquante ans de Doctor Who, les exploitant pour créer un pont entre la série classique et celle de 2005 sans désavouer la première montre qu’il est l’homme de cette évolution. Bien avant sa venue dans l’équipe de Davies, le monsieur avait osé faire du Docteur une femme dans une parodie hilarante (mais hors canon), The Curse Of The Fatal Death. Lors de la dernière saison, il se permit une régénération inter-sexe en transformant le Maître en Missy. Les Seigneurs du temps n’auraient donc pas de sexe fixe ? Levée de boucliers dans le fandom ! Mais l’importance du Maître empêcha tout retour. La saison 9 montrera une régénération du même type et insinuera que le Docteur était… une petite fille. Le showrunner a donc encore en tête ce Docteur femme. A moins qu’il ne soit déjà là , officieusement, sous les traits de Clara Oswald.
Il fallait qu’une compagne plonge dans la ligne temporelle du Docteur pour que l’entière structure de la nouvelle série puisse être inondée des classiques. En cela, Clara a été le cheval de Troie de Moffat : elle connaît le Docteur mieux que quiconque, fut son professeur ès humanité, mais son besoin d’aventure et d’adrénaline l’ont amenée à devenir le Docteur. La saison 8 s’achevait sur la mort de son fiancé Danny Pink, le douzième Docteur la quittait pour mieux la retrouver dans l’épisode de Noël 2014. Un retour qui laissait songeur et pouvait laisser craindre un second renouvellement hasardeux après clôture de l’arc, dans le style d’Amy et Rory. Mais cet épisode se terminait avec la certitude que Clara n’était pas faite pour vieillir normalement, au milieu des siens. Fuyant ce qui peut lui rappeler Danny, Clara devient l’égale du Docteur et de ce fait, la saison 9 voit l’élève rejoindre le Maître. Du moins dans les intentions, car Twelve sait que les risques inconsidérés de sa compagne ne pourront durer, et fait montre d’une grande prudence à son égard.
Cette symbiose dangereuse entre le Docteur et sa compagne reste le moment le plus notable d’une saison sombre et arythmique qui tranche avec la fluidité de la précédente. Une saison qui ne renvoie plus aux éléments de la série classique mais se noie dedans, lestée de références, à l'image de son diptyque d'introduction : nous démarrons avec le retour de Skaro, la planète des Daleks, détruite depuis le septième Docteur. Peter Capaldi devise avec Davros comme à l'époque du quatrième Docteur. L'espace d'un épisode apparaissent les soeurs de Karn, UNIT, Missy, un Docteur caché dans une coquille de Dalek, et bien d'autres trouvailles archéologiques de l'ancienne série
EGO BAD TRIP
"Vous n'avez pas sauvé ma vie Docteur. Vous m'y avez piégée." - Ashildr/Me
VÉRITÉ OU CONSÉQUENCES
"Vous êtes juste une bande de nouveaux gens cruels." - Le Docteur
En guise de conte de Noël 2014, Moffat proposait une histoire horrifique : Douce Nuit jouait sur la peur qu’un trop beau rêve soit une agonie travestie. Des créatures à forme de crabe attaquaient les humains et les enfermaient dans un rêve pendant qu’elles leur pompaient le cerveau. Le rêve se protégeait en empêchant le dormeur de poser la bonne question. Ce mixe des Griffes De La Nuit et de The Thing était audacieux (surtout quand il précède une ballade merveilleuse sur le traîneau du Père Noël) mais annonçait surtout un maître mot : la vigilance. La sommation pour une série comme Doctor Who de garder les pieds sur Terre peut sembler paradoxale, mais une des qualité de cette saison se trouve certainement dans l'acuité de son regard sur l'époque. Alors que la terreur prend le dessus, peut-on encore se fier à des décisions irrationnelles ? La vigilance n’est-elle que le seul recours face à des discours passionnés visant à brouiller notre jugement ? Alors que les médias et les intérêts politiques divers brouillent encore une carte et un territoire déjà complexes, comment peut-on encore s’installer à la table des négociations et discuter rationnellement avant que les conséquences ne pointent le bout de leur nez ?
C’est là que les Zygons refont leur entrée ! Anciens ennemis du quatrième Docteur et de UNIT, ces extra-terrestres avaient la possibilité de prendre la forme de n’importe quel humain, qu’ils enfermaient dans une coquille pendant l'utilisation de son enveloppe afin de mener à bien leur plan d’invasion. L’épisode du cinquantième anniversaire les ramenait à la vie, offrant à trois Docteurs l’arbitrage d’un conflit épineux. Ces derniers entreprirent de faire oublier à chacune des parties qu’ils étaient humains ou Zygons le temps des négociations. A leur issue, il fut décidé d’accorder l’asile aux Zygons en les mêlant à la population. Le personnage d’Osgood (membre de UNIT dupliqué), qui vivait en parfaite intelligence avec son double Zygon, était le symbole de cette paix conditionnelle. Or une des deux Osgood fut tuée par Missy à la fin de la huitième saison, ce qui rendit cet équilibre précaire.
La manière d’opérer des Zygons pour prendre le contrôle d’une enveloppe est un plagiat éhonté de L’Invasion Des Profanateurs De Sépultures de Don Siegel, autre histoire de cosses qui mettait en images la peur du communisme des Etats-Unis dans les années 50 ("Ils sont parmi nous !"). Aussi, réactiver cette paranoïa à notre époque n’est pas innocent : les attentats commis par Daech ont légitimement réactivé cette peur, le mode opératoire de l’organisation, recrutant dans chacun des pays de l’Occident, incite à la paranoïa. Comme beaucoup de chaînes de télévision se plaisaient à le répéter, un voisin peut devenir un terroriste, être entraîné et revenir pour vous tuer.
La deuxième phase du plan de la faction est de remettre le projecteur sur l’aspect physique des Zygons en les forçant à perdre leur forme humaine. Ainsi les humains les identifieront et n’auront pas d’autre choix que de choisir leur camp. Le scénariste Peter Harness (co-crédité avec Moffat) pointe par ce biais l’utilisation de la paranoïa par les terroristes comme une arme de division parmi tant d’autres. En filigrane, le segment traite des actes de violence qui conduisent à la haine d'individus qui ne prenaient pas partie à l'origine, créant une contagion de la violence et grossissant les camps des guerriers. Ce cycle de la haine avait déjà été dénoncé au début de la saison lorsque Moffat osait parler de la jeunesse de Davros, le père des Daleks (et encore bien plus tôt dans la série).
Comme ce fut le cas pour le cinquantième anniversaire, c’est l’entièreté de la question des guerres qui est abordée à travers ce diptyque. Ce moment où les passions sont trop fortes d’un côté comme de l’autre pour que l’Histoire ait une autre alternative que l’affrontement. Intervient alors l’artifice de la Osgood Box. L’ancien guerrier qu’est le Docteur avait bien besoin de réunir une nouvelle fois Zygons et humains autour d’une boîte contenant un buzzer / une table de négociation, histoire de leur rappeler qu’ils traitaient de vies humaines et qu’ils n’étaient pas dans un jeu télévisé. Au terme d’un discours mené par un Peter Capaldi en état de grâce, il convainc les uns et les autres de laisser tomber les armes. Doctor 2 - Guerre 0.
"How many seconds in eternity?" - Les frères Grimm, The Shepherd Boy
Ce qui nous ramène à l’étrange cas de Clara Oswald, Docteure en second de cette neuvième saison. Sous le regard inquiet et les mises en gardes de Twelve, Oswald a passé une année à se mettre dans des situations inextricables, desquelles sont intelligence l'a parfois sauvée, quand ce n’est pas le Docteur qui réussit à l'en tirer in extremis. Mais Clara reste une humaine, et elle devra faire face à sa faillibilité. Jeu dont les conséquences seront fatales.
Dans Le Corbeau, un jeune homme rencontré lors de la saison précédente fait appel à leur aide : il est affligé d’une peine de mort matérialisée par un tatouage compte à rebours. L’homme aurait tué un des réfugiés protégés par Me et devrait maintenant subir leur loi, à la fin du compte à rebours, le coupable fera face à un corbeau exécuteur. Clara décide de tromper le sort en le faisant passer sur elle. Mais elle ne se doute pas que toute ceci était un stratagème de Me pour attirer le Docteur, et que la malédiction serait levée dès le Docteur hors d’état de nuire. Mais avoir accepté le sort a retiré l'immortelle du contrat. Clara n’a donc plus d’autre choix que d’écoper de la peine et de mourir par le corbeau sous les yeux impuissants du Docteur. Piégé par l’entité qui a organisé la rencontre, celui-ci est aussitôt téléporté dans une forteresse.
L’avant-dernier épisode de cette neuvième livraison, Descente Au Paradis (Heaven Sent), décrit son combat pour quitter cette forteresse, soit près d’une heure de Capaldi, de Moffat de Murray Gold (le maestro compositeur) et un nombre d’années impressionnantes dans la vie du Docteur. Twelve se réveille dans un château entouré par la mer, une chambre de torture spécialement conçue pour lui. Si le corbeau a été fatal à Clara, le Docteur pourrait bien hériter d’un destin différent tiré d’une autre nouvelle d’Edgar Allen Poe, Le Puits Et Le Pendule. Enfermé dans cette forteresse perdue dans le temps et l’espace qui semble se mouvoir sur elle-même, il devra dire des vérités qu’il n’a jamais prononcées à un mystérieux geôlier, relever des indices qui mènent à penser qu’il est là depuis longtemps et que bien d’autres sont morts ici.
Steven Moffat a souvent joué avec le concept du temps, mais jamais à ce niveau et à ce degré d’expérimentation. Heaven Sent distille les informations avec une subtilité qui impose le respect, rapprochant ce Docteur (et le spectateur) à une incroyable vérité. Cette révélation mène à un bouquet final porté par le thème tout en crescendo de Murray Gold et le montage parfait de Rachel Talalay, qui s’empare de la narration et des mots de Peter Capaldi. Heaven Sent est indéniablement le meilleur épisode de Doctor Who depuis Blink.
Cette longue introspection permet également de faire le point sur le fonctionnement du Docteur moffatien et la nécessité du compagnon pour les voyages temporels. Dans sa solitude, Twelve se constitue un palais mental du TARDIS via lequel il s’adresse à Clara, le même palais mental que Moffat et Gattiss ont attribué à Holmes dans Sherlock. Brisant l’autisme pas vraiment visuel du génie de Baker Street, cet artifice permettait d’étirer dans le temps une réflexion instantanée du détective, porté à son paroxysme dans l'épisode diffusé au nouvel an 2016. Heaven Sent pose ce TARDIS mental et la présence de Clara comme la condition de survie du Docteur dans cet univers de solitude où la notion de temps a disparu. Le Docteur moffatien serait donc un Sherlock dans l’éternelle nécessité de son John Watson, seul personnage capable de le relancer, de nourrir sa réflexion ? Il se trouve être de manière plus prosaïque un Docteur dans l’éternelle nécessité de Clara Oswald.
LA CHANSON DE CLARA
"Tu m'as dit que les souvenirs deviennent des récits quand on les oublie. Peut-être certains deviendront-ils des chansons." - Clara Oswald
Derrière les murs de la forteresse se trouve Gallifrey, et le Docteur l’avait compris. Les Seigneurs du Temps l’avaient enfermé dans une sorte de confessionnal destiné à laver l’âme des siens avant que leur esprit ne soit transféré dans une matrice pour y mourir en paix. Détourné par le Lord President Rassillion, le confessionnal est devenu une chambre de torture. Les Seigneurs du Temps voulaient lui faire avouer l’identité de l’hybride, entité issue d’une prophétie scientifique (!) qui provoquerait la chute de Gallifrey, et qui aurait la caractéristique d’être le mixe de deux races guerrières.Â
Depuis les révélations de Davros en début de saison, les conjectures sur cet hybride allaient bon train, guidées par ce manipulateur de Moffat : moitié Dalek moitié Seigneur du Temps ? Le Docteur a-t-il du sang Dalek ou humain? Ashildr/Me est-elle l’hybride ? Mais le Docteur ne sait pas plus qui est l’hybride que le commun des Seigneurs, bien qu’il ait fait croire le contraire à ses geôliers durant ses années de captivité. Une seule raison à sa ténacité : il avait besoin de les rencontrer pour pouvoir ramener Clara. Le retour de l’enfant terrible au bercail pour la première fois depuis la série classique se fera donc dans une extrême tension, avec une ambiance fleurant bon le western spaghetti. Comme l'a si bien illustré Sergio Leone, un silence de dix minutes vaut mieux que des flots de paroles pour situer un personnage et ressentir l'impact de sa légende. Et nous parlons ici de l'homme qui a mis un terme à la Guerre du Temps. L’affrontement ne fera pas de quartiers, et le Docteur parviendra à négocier le retour de Clara, l’enlevant du moment de sa mort entre deux battements de cœur à l’aide d’une chambre d’extraction. Une solution temporaire.
De par leur émulation commune, le Docteur et Clara sont arrivés à un point où ils ne peuvent plus fonctionner l’un sans l’autre, continuant à aller toujours plus loin dans le challenge, ce qui ne pourra qu’être destructeur. Dans une visite du Docteur à l’autre bout de l’univers pour réactiver le cœur de sa compagne, un échange avec l’immortelle Me suggère que le Docteur et Clara sont cet être hybride que craignent les Seigneurs du Temps. Une connexion que les acteurs exprimaient déjà de part les regards de Peter Capaldi et le mimétisme de Jenna Coleman. Le Docteur n’a plus qu’une solution : effacer la mémoire de sa compagne et la reconduire sur Terre pour éviter les frais. Mais Clara ne l’entend pas ainsi. Elle inverse la polarité (4) de l’engin censé lui faire oublier le souvenir du Docteur. Ce dernier décide de l’actionner malgré tout, l’un d’entre eux devant oublier l’autre.
Dans le désert du Nevada, le Docteur s’arrête à un dinner et tombe nez à nez avec Clara en serveuse. Il ne la reconnaît pas. Il s’installe, pose ses lunettes soniques puis joue à la guitare le thème de la jeune femme composé par Murray Gold. Se substituant à sa mémoire perdue, la chanson exprime l’existence de cette femme qu'il a dans la peau bien qu’il ne se souvienne plus d’elle. Moffat rend ici un hommage amplement mérité au talent du compositeur de Doctor Who qui a permis de faire entrer dans nos caboches tant de moments superbes. Il laisse aussi la possibilité à la jeune femme, et à nous autres spectateurs, de faire ses adieux au duo, assurant que Clara ne sera jamais totalement oubliée. Le Docteur raconte à la serveuse ce qui s’est déroulé à Gallifrey. Clara l’écoute, mais elle ne divulgue rien. Elle le laissera à proximité de son TARDIS avant de partir avec l'autre TARDIS volé sur Gallifrey. La fille impossible vole toujours vers l’instant de sa mort, mais en empruntant un long détour. Et le Docteur se retrouve tel la Donna Noble de la fin de la saison 4, abandonné par un Docteur qui n’avait finalement pas vu venir le doux vent moffatien.
L’espace d’une saison, Clara est devenu une extension du Seigneur du Temps, la moitié d'un hybride, et en quelques instants, la compagne est devenue le Docteur.
L'édition française de la neuvième saison de Doctor Who est disponible depuis le 1er avril. Un grand bravo à France 4 qui a démarré la diffusion de cette saison un mois après sa conclusion en Angleterre.
(1) Les liens vers les épisodes classiques renvoient au blog de l'auteur de cet article, Les chroniques du Docteur.
(2) Pour les curieux et les anglophones, le lien est bien référencé dans Google et renvoie vers un article instructif.
(3) Le patriarche Caecilus était interprété par Peter Capaldi, qui interprète aussi le douzième Docteur. La justification de cette "coincidence" trouve donc son explication dans cette saison.
(4) Depuis le troisième Docteur, inverser la polarité a souvent été la solution empruntée par le plus célèbre des Seigneurs du Temps pour mettre à néant les plans de ses ennemis.
DOCTOR WHO 2015
Réalisation : Rachel Talalay, Hettie MacDonald, Daniel O'Hara, Ed Bazalgette, Daniel Nettheim, Justin Molotnikov
Scénario : Steven Moffat, Toby Whithouse, Jamie Mathieson, Catherine Tregenna, Peter Harness, Mark Gatiss, Sarah Dollard,
Production : Steven Moffat, Brian Minchin, Peter Benett
Bande originale : Murray GoldÂ
Origine : GB
Durée : 10x45 minutes et 2x50 minutes
Sortie française : en DVD et Blu-ray depuis le 1er avril 2016