Pourquoi et comment enseigner le cinéma ?

Cours métrage

Affiche Comment et pourquoi enseigner le cinéma ?

Le cinéma a-t-il bien sa place à l'école ? C'est une question légitime tant il paraît indéniable qu'il y a des enseignements prioritaires : apprentissage de la langue, des sciences, de l'histoire...


Mais le cinéma peut s'inscrire opportunément dans un cursus scolaire en tant que partie d'un cours sur l'art ou sous forme d'option destinée aux élèves intéressés. Des ateliers animés par des intervenants extérieurs sont également envisageables. À partir de quel âge est-il judicieux de commencer ? On peut proposer des petits modules d'initiation dès l'école primaire, puis, plus les enfants sont âgés, plus on peut aller vers un enseignement dense et exigeant. Au collège et au lycée, tout élève devrait avoir suivi des cours de cinéma – ne serait-ce qu'une dizaine d'heures par an – et avoir eu la possibilité d'approfondir l'apprentissage s'il le souhaite.

L'ÉDUCATION CINÉMATOGRAPHIQUE

Mais, au fait, pourquoi « enseigner » le cinéma ? Ne peut-on pas simplement montrer des œ
uvres aux élèves ? Un enseignement sur le cinéma doit évidemment comporter la diffusion de films et d'extraits. Comme il s'agit de transmettre le goût du cinéma et de sa compréhension, cela passe nécessairement par les œuvres. Il faut donc exclure un enseignement trop abstrait ou historique. Toutefois il convient de ne pas se contenter d'exposer les élèves à des films ; l'enseignement doit avoir un contenu, il doit enrichir l'expérience de spectateur et développer le sens critique et théorique. 


Quel contenu donner aux cours ? L'un des principaux objectifs est de faire découvrir des œuvres, des auteurs, des courants, pour ouvrir l'horizon des élèves et les inciter à sortir de la facilité des goûts imposés par le battage médiatique et les prescripteurs médiocres. L'éclectisme n'est pas un but en soi – les préférences marquées n'ont pas à susciter une pétition de principe –, il s'agit plutôt de donner une idée de la diversité des cinématographies et d'inciter les élèves à développer un rapport exigeant au cinéma. Ils doivent également être guidés vers une compréhension des moyens (la fabrication des films) et des effets (l'expérience du spectateur) propres à l'art cinématographique.

Un cours de cinéma doit aussi donner le goût de la rigueur et de la précision dans la critique et l'analyse. Il faut combattre l'idée malheureusement répandue selon laquelle il serait acceptable de dire à peu près n'importe quoi – ou en tout cas d'avoir un discours intellectuellement relâché – sur les œuvres et leur sens sous prétexte qu'il s'agit d'art, de subjectivité, de préférences... La pensée rationnelle est parfaitement légitime en art et le cinéma ne fait pas exception. Si l'on souhaite transmettre un authentique savoir sur le cinéma (qui est aussi un savoir aimer), cela doit se faire au plus près des œuvres et de leur réalité formelle, pas dans un discours trop « littéraire » et spéculatif.

François Truffaut et Alfred Hitchcock lors d'une séance d'entretiens en août 1962.

AUTODÉFENSE INTELLECTUELLE (ET AUDIOVISUELLE)

L'éducation au sens critique et à l'exigence du goût permet aussi d'apprendre à se méfier de l'approche promotionnelle de la critique. En effet, dans les médias dominants, les discours sur le cinéma relèvent généralement du bavardage promotionnel, tant la logique publicitaire et commerciale s'est imposée (1). « L'actualité » cinématographique est bien souvent le reflet servile des campagnes de promotion ; plus le budget communication d'un film est élevé, plus son exposition médiatique est massive. Il est donc important de s'affranchir de ce « bourrage de crâne » culturel qui influence les pratiques des spectateurs en dehors de tout souci de la qualité et de l'intérêt des œuvres.

Le cinéma est un art populaire et fédérateur dont les enjeux économiques et industriels sont parfois considérables, il fait donc l'objet de grandes manœuvres de communication dont tout spectateur devrait être conscient. On gagne toujours à être lucide, il ne faut pas se désintéresser des conditions de financement, de production et de promotion des œuvres.

L'enseignement du cinéma est également utile en tant que 
« cours d'autodéfense intellectuelle », pour reprendre l'expression de Noam Chomsky (2). Il revient aux enseignants de transmettre aux élèves des outils pour avoir un rapport critique aux images et aux médias audiovisuels. Il faut préparer les enfants à être des individus rationnels et intellectuellement indépendants afin qu'ils n'aient pas une attitude passive vis-à-vis des images et des discours, que ceux-ci proviennent du cinéma aussi bien que de la télévision, de la publicité ou d'Internet.


UNE DOUBLE APPROCHE

Idéalement, l'enseignement du cinéma doit combiner de façon cohérente les deux approches suivantes : 

- l'approche historico-cinéphilique → la connaissance transmise est en quelque sorte « horizontale » (les films, les auteurs, les courants, les influences) ; nous sommes là dans le domaine de l'histoire du cinéma, dans l'étude des caractéristiques des différentes cinématographies, de l'analyse thématique et socioculturelle des œuvres ;  

- l'approche technico-théorique → la connaissance est ici plus « verticale » (la technique, le processus de fabrication des films, l'étude des spécificités de l'art cinématographique et l'explication de l'expérience du spectateur) ; c'est ce qui relève du savoir technique et de la théorie du cinéma, les deux devant être intimement articulés.

Detachment
Detachment de Tony Kaye (2012), avec Adrien Brody.


Dans l'enseignement du cinéma, de l'école primaire à l'université, la première approche est généralement dominante, voire exclusive, ce qui nuit beaucoup à la compréhension concrète de l'art cinématographique – au plus près des œuvres et de la façon dont elles sont fabriquées et agissent sur les spectateurs. Le déséquilibre en faveur de l'approche
historico-cinéphilique est une entrave au développement d'une pensée théorique et d'un savoir technique. On apprend à parler sur les films et les auteurs (bien souvent avec force platitudes ou élucubrations) mais pas à comprendre ce que le cinéma nous fait et comment il le fait.

Contrairement à ce qui est parfois affirmé, l'étude rationnelle – et même, disons-le, scientifique (3) – du cinéma ne diminue en rien le plaisir que l'on prend à voir des films ; on peut rester un spectateur spontané et réceptif tout en ayant des préoccupations analytiques et théoriques. C'est même un enrichissement, le goût est plus exigeant, plus discriminant, mais le plaisir de spectateur gagne en épaisseur, en subtilité. Il faut simplement accepter que les films de grande qualité ne sont pas aussi nombreux que ne l'affirment les critiques de cinéma établis dans les médias dominants. Un chef-d'œuvre ne sort pas en salles toutes les semaines... Ajoutons qu'il y a aussi un plaisir propre à la critique, à l'analyse et à la réflexion théorique. Bref, il n'y a aucun risque de « désenchantement » dans l'approche rationnelle du cinéma.

ÉCOUTER CEUX QUI FABRIQUENT LES (BONS) FILMS

L'enseignement du cinéma doit s'appuyer sur les écrits et propos de ceux qui le font : réalisateurs, scénaristes, techniciens. On apprend beaucoup en les écoutant, surtout lorsqu'ils entrent dans le détail de leur savoir-faire et de leurs pratiques. Les professeurs de cinéma favorisent généralement les écrits des critiques, historiens et théoriciens, certains sont dignes d'intérêt mais ils sont généralement moins pertinents et instructifs que ceux des meilleurs « pratiquants ».

Les cours de cinéma, y compris ceux qui sont dispensés dans les écoles spécialisées et à l'université, sont très rarement du niveau de ce que nous enseigne le cinéaste Sidney Lumet (1924-2011) dans
Making Movies, ouvrage extrêmement éclairant sur le métier de réalisateur (4). 

Sidney Lumet sur le tournage des Coulisses Du Pouvoir (1986)
Sidney Lumet sur le tournage des Coulisses du pouvoir (1986).


On peut aussi mentionner l'autobiographie d'Akira Kurosawa (5), celle de John Boorman (6), ou encore les livres d'entretiens entre Alfred Hitchcock et François Truffaut (7) et entre Orson Welles et Peter Bogdanovich (8). Tous ces livres (et d'autres) sont très précieux pour comprendre et enseigner le cinéma.

PLAN PAR PLAN

Un exercice permet plus que tout autre de plonger au cœur de l'art cinématographique et d'en saisir les spécificités : l'analyse de séquence plan par plan. L'enseignant doit y recourir. C'est indispensable s'il veut transmettre une compréhension en profondeur du cinéma. Seule l'analyse plan par plan permet de s'approcher – de manière à la fois concrète et théorique – de la réalité de l'expérience du spectateur, d'en expliquer les propriétés. C'est ainsi que l'on peut comprendre
ce que le cinéma nous fait et comment il le fait.

Dans ce domaine, il faut se reporter aux trop rares (et méconnus) écrits du génial théoricien du cinéma Jean-François Tarnowski, décédé en 2005 (
lire notre dossier). Ses analyses de séquences sont ce que l'on peut trouver de mieux. « La théorie que je pratique, c'est la pratique même de l'art du cinéma » disait-il à juste titre (9). 

Jean-François Tarnowski en 1978
Jean-François Tarnowski en 1978.


Alors, pourquoi enseigner le cinéma ? Pour l'aimer et le comprendre mieux, mais aussi pour le rendre meilleur. Et, comment l'enseigner ? Avec générosité et enthousiasme, dans un esprit scientifique, en cultivant le souci de 
« coller » aux œuvres – et pas aux discours sur les œuvres – et à la façon dont elles agissent sur les spectateurs. Les professeurs de cinéma ont de la chance, il est très agréable et gratifiant d'enseigner cette matière. Autant le faire bien. 

 


(1) On peut se reporter à l'étude de cas que j'ai proposée : « 
Misère de la critique de cinéma : Avatar dans les médias ». Cet article a été publié sur le site Internet de l'association Acrimed, il est accessible ici.

(2) Directement inspiré des enseignements du linguiste et dissident américain, lire le très utile
Petit cours d'autodéfense intellectuelle de Normand Baillargeon (Lux Éditeur, Montréal, 2005).

(3) Les films ne peuvent certes pas être étudiés comme des entités mathématiques ou des atomes mais on peut pousser l'exigence de rigueur et de précision bien plus loin que ce que l'on constate dans la plupart des discours produits sur le cinéma. Essayons de voir jusqu'où il est possible d'aller en adoptant une démarche d'inspiration scientifique.

(4) Fort heureusement, une traduction en français de
Making Movies (Vintage Books, New York, 1996) est en préparation.

(5)
Comme une autobiographie, Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma, Paris, 1997 (1985).

(6)
Adventures of a Suburban Boy, Faber & Faber, Londres, 2004.

(7)
Hitchcock/Truffaut, Gallimard, Paris, 2003 (1966).

(8)
Moi, Orson Welles, Seuil, Paris, 1997 (1972).

(9) Le site Internet qui lui est consacré (accessible ici) reproduit des textes théoriques et des analyses de séquences ; à « consommer » sans modération. 




   

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