Beaune 2016

Lovely Beaune

Affiche Beaune 2016

Non, là, franchement, trop c'est trop ! Comment ça, L'ouvreuse est en colère ? Que nenni ! Au contraire même ! Cette année, le niveau qualitatif des films présents au Festival international du film policier de Beaune était de haute tenue, des coudées au-dessus de l'édition précédente. 


Comme quoi, frôler la mort (le festival a eu du mal à boucler son budget) peut vous redonner une vitalité insoupçonnée. Vous dites ? Madame L'ouvreuse fait dans l'excès ? Voyons si ce procès pour délit de qualité est mérité...


CHRONIQUES CRIMINELLES
Au cours de notre enquête, il faut avouer que certains faux témoignages manquèrent de nous emmener sur de fausses pistes, tel Diamant Noir d'Arthur Harari (compétition) ou Hevn, aussi connu sous le nom de Revenge, de Kjersti Steinsbo (hors-compétition). Dans le premier cas, malgré un flashback en guise d’introduction qui promet une ambiance plutôt intéressante aux confins de l’étrangeté, le soufflet retombe très vite. S’ensuit l’histoire d’une petite frappe, Pier (Niels Schneider, peu convaincant), qui décide d’infiltrer le milieu de la joaillerie afin de remonter le fil de la mort de son père. Il soupçonne son oncle, un diamantaire brugeois, d’être la cause de la misère dans laquelle s’est retrouvé ledit paternel. Mou, sans véritables enjeux (le casse final vers lequel tend tout le récit est un sommet d’absence de tension), le film d’Arthur Harari se suit sans implication, la bobine restant à distance de son sujet, le metteur en scène enregistrant son histoire au lieu de la (faire) vivre. On lève la paupière, on jette un regard, on attend bêtement la suite des évènements et… et rien. On s’ennuie gentiment. Gentiment mais fermement. En fait, non ! Pas gentiment ! Il n’y a rien de gentil à ainsi ennuyer son monde ! Malgré tout, Diamant Noir s’en sortira avec un Prix spécial du Jury car la présidente, Sandrine Bonnaire, y a vu du Pialat. Peut-être. Nous, malheureusement, nous n’avons vu qu’un film chiant.

Diamant Noir
Pour sa part, le scandinave Hevn, à un ou deux phallus près, aurait sa place dans la grille des programmes des débuts d’après-midi de M6. Un genre de téléfilm assez léché mais plus froid que la neige qui orne les magnifiques fjords amoureusement filmés de ce coin de Norvège dans lequel s’infiltre une femme venue venger sa sœur violée quelques années plutôt par un type qui s’en lave les mains et mène la belle vie. Si le personnage de Bimbo (Anders Baasmo) est intéressant, c’est loin d’être le cas de l’intrigue. L’archétype du film sorti de nulle part et qui risque d’y retourner fissa. N’est pas sans rappeler La Main Sur Le Berceau, et ce n’est pas un compliment.

Puisque nous en sommes à fricoter avec une bande sélectionnée hors compétition, continuons sur cette voie en appelant à la barre le nouvel opus des
Enquêtes Du Département V (cette fois surnommées Délivrance) dont les deux premiers (Miséricorde et Profanation) furent projetés lors de l’édition 2015 (on vous a mis le lien plus haut, bande d’assistés) et plutôt bien accueillis. Un nouveau réalisateur aux manettes, Hans Petter Molland, remarqué en ces lieux il y a deux ans avec Refroidis (qui obtint, pour rappel, le Grand Prix et le Prix spécial Police) et qui a une classe et une élégance folles, tout comme son film. Il est rare que presque deux heures de métrage filent à l’allure d’un train à grande vitesse, tel celui où s’amorce une course-poursuite passionnante qui finit dans les bois. Un morceau de bravoure suivi plus tard par un autre dans un hôpital et un final prenant qui achèvent de faire de ce long-métrage un vrai bon polar. Sans parler des considérations religieuses abordées sans prosélytisme. Ces nouvelles Enquêtes… sont à classer dans le haut du panier du genre et constituent une preuve à charge de la haute tenue des films vus cette année à Beaune.



Si ce représentant d’un cinéma danois souvent mis en valeur ici (remember le magnifique Northwest récompensé lors de l’édition 2013 du festival bourguignon) confirme la bonne santé du cinéma scandinave (on oublie Hevn, merci !), que dire de la péninsule ibérique ? Après La Isla Minima l’an passé, l’Espagne continue non de nous surprendre (vu que ça devient une habitude) mais nous interpelle quant à la production française. A cet égard, nous reviendrons sur cet état de fait et sur Appel Inconnu quand interviendront les témoins de la compétition parmi lesquels siégeait l’autre film hispanique de cette année, To Steal From A Thief.
Sinon, il paraît que Green Room (Jeremy Saulnier), c’est bien. En tout cas, c’est ce que disaient les spectateurs qui en sortaient "sous le choc" ou encore "estomaqués". Ça, en général, c’était juste après la projection. Deux ou trois jours plus tard, les mêmes te sortaient du "ouais, bof" à ne plus savoir qu’en faire. Pour notre part, nous avions déjà donné ici même deux ans auparavant avec le Blue Ruin du même réalisateur pour risquer de nous ennuyer devant un film que l’on soupçonne de jouer la surenchère pour elle-même.

Après ce petit tour incomplet de ce qui se tramait hors des deux compétitions beaunoises (étaient également cités à comparaître L’Affaire Monet de Philip Martin, l’apparemment ludique Cop Car de Jon Watts, Mr. Holmes de l’honorable Bill Condon et Sky de Fabienne Berthaud), il est temps d’entrer dans le vif du sujet.


LES LIENS DU SANG (NEUF) OU L’ENFANCE DE L’ART
Même incomplet (la traque de One Of Us de l’Autrichien Stephan Richter et de Clean Hands du Néerlandais Tjebbo Penning s'étant révélée infructueuse), le gang "Sang Neuf" témoigna également de cette belle vitalité d'ensemble, même si certains de ses membres se révélèrent étonnamment "autres".

Commençons donc par ces témoins autres, autres non tant par ce qu’ils sont que par un rattachement capillotracté dans le cadre d’un festival du film policier. Deux longs-métrages donc, le chinois What's In The Darkness (Wang Yichun) et le québécois Les Démons (Philippe Lesage). Deux œuvres similaires dans leur propos, deux visions de l’enfance, deux portraits assez touchants.
Si nous passerons vite fait sur What’s In The Darkness, non par inintérêt mais pour nous consacrer plus longuement aux Démons, nous n’oublierons pas pour autant de dire qu’il fait partie de ces films qui semblent lents à leur vision mais qui impriment la rétine sur le long terme. Rien d’exceptionnel pourtant dans le portrait de Qu Jing (Su Xiaotong), adolescente dans la Chine rurale du début des années 1990, sinon un père policier (il est là le lien avec le festival !) qui enquête sur une mystérieuse vague d’assassinats de jeunes femmes. Sa jeunesse se passe et si elle se sent un temps concernée par l’enquête vu qu’une de ses camarades a disparu, l’essentiel pour elle n’est pas forcément là. Les copines, les premiers émois amoureux, la scolarité (et une remise de diplômes hilarante), les interdits (une K7 venue de l’honni et dépravé Occident), l’imagination (elle voit des ouvriers municipaux creuser un trou et s’imagine qu’ils pourraient être en train d’enterrer un corps)… Au fond, à cet âge, les passions adolescentes sont partout les mêmes.

Les Démons
Elles sont les mêmes dans le Québec des années 80 pour le jeune Félix (magnifique Edouard Tremblay-Grenier, beau comme tout et d’une justesse affolante) et sa dizaine d’années au compteur. Ses Démons ? La sexualité naissante, l’amour pour sa prof de sport (la belle Rébecca, Victoria Diamond), l’homosexualité lors de jeux d’enfance (jouer au papa et à la maman avec un copain), la disparition d’un camarade (qui lui apparaît sous la forme d’un fantôme parce qu’il se demande si ces derniers existent), les engueulades parentales (Laurent Lucas, fabuleux lors d’un plan-séquence tétanisant), le SIDA, s’imaginer des relations adultérines… Des démons qui ne sont pas les siens mais qui forgent une identité. Tout l’environnement d’un enfant le travaille, l’interpelle. Au même titre que la caméra de Philippe Lesage sait saisir au vif ces moments d’une intensité folle, Félix saisit l’air du temps, le monde des adultes, ce qui fait l’actualité. Et malgré quelques longueurs (aurait gagné à se délester de quelques scénettes, mais lesquelles ?), dur d’échapper à ce film hypnotique, étrangement fascinant, curieusement envoûtant. Président du Jury Sang Neuf, Serge Moati clama au coup de cœur. On le comprend : on en tombe amoureux et on voudrait en parler encore et encore, parler d’un savoir-faire (montrer une époque sans la dater – seulement des indications : vinyles, VHS, aucun portable, pas d’Internet… A peine peut-on noter que les tranches des albums de Spirou datent des années 90), s’extasier devant la magnifique scène d’une sœur trouvant les mots pour rassurer son petit frère et qui finit en chorégraphie endiablée sur Pata Pata, louer la justesse de chaque interprète (son frère et sa sœur, les profs, les camarades…), monter en exergue des images au bord du surréalisme (la danse au début, le plan sur les manèges trahissant la folie d’un acte à venir), vanter la pudeur de la seule scène dont Félix est absent (ne pas montrer un acte pédophile alors qu’on craignait que soudain le sensationnalisme l’emporte sur la mélancolie et le bucolique)… Sincèrement, si ce n’était qu’on est à un festival du film dit policier, c’est ce qu’il y a eu de plus beau et touchant cette année.
Mais trêve de sensibilité, ces deux longs, anecdotiques eu égard au genre qui nous concerne, s’ils ouvrent des pistes intéressantes, sont trop éloignés de l'enquête principale que nous menons.



Il va être temps de recentrer le débat et questionner le nouveau film d’Alejandro Fernandez Almendras : un criminel revient toujours, paraît-il, sur le lieu de ses forfaitures. Et c’est en effet le cas avec le réalisateur chilien, déjà présent dans la catégorie Sang Neuf il y a deux ans avec le très bon Tuer Un Homme. Ce qui nous amène, avant d’aborder son nouveau forfait, à s’interroger sur ce qu’est la catégorie Sang Neuf : ce ne sont pas forcément des premiers films, les réalisateurs en lice ont une filmographie pas forcément inédite dans nos salles et peuvent donc concourir à nouveau dans cette compétition annexe à l'officielle… Ce n’est pas du mauvais esprit que de s’interroger sur le pourquoi du comment de ce qu’est ce Sang Neuf, mais passons et attardons-nous donc sur Tout Va Bien : une musique oppressante puis tonitruante pendant que s’affiche le titre. Puis des jeunes, la fiesta, l’alcool, un drame et le procès qui suivra. Voilà résumé le film. Un film clairement scindé en deux, entre l’insouciance éthylique du début et la sécheresse épurée de la seconde partie. On retrouve aussi les effets dont était déjà coutumier Almendras dans Tuer un Homme avec ce jeu autour des lumières dés lors que se noue un drame, des lumières souvent floues, tels des feux follet, des auréoles, des tâches colorées évanescentes (feu d’artifice, téléphones, lampes, phares, diodes de veille, gyrophares…) qui précèdent ou suivent le drame, comme autant de lueurs vacillantes d’une conscience troublée. Ici, le drame, c’est celui d’un piéton tué alors que les ados conduisent bourrés. Et la recherche de la paix sociale lors du procès qui suit : accuser un lampiste pour épargner un gosse de bonne famille puisque tout se joue sur les seuls témoignages des jeunes impliqués sachant que "la vérité est ce qu’ont peut prouver. La vérité n’est pas la vérité".

Tout Va Bien
S’il est une qualité qu’il faut reconnaître à Tout Va Bien, c’est sa cohérence formelle. Filmé dans sa première partie à hauteur d’homme, nous sommes projetés dans la fête, et les gros plans, les flous se multiplient à mesure que le taux d’alcoolémie monte, le tout bien aidé par une gestion de l’espace maîtrisée dans ce fouillis ambiant : ça a beau tourner, tituber, on sait toujours où on se situe au sein des groupes lors de cette soirée fatidique. Une immersion renforcée par la présence en surimpression des textos que s’envoient les protagonistes. Et cette cohérence est poussée par une caméra soudainement stable une fois l’alcool évacué. Succession de plans fixes, reflet d’un quotidien redevenu plus adulte (repas de famille, interrogatoires au commissariat…). Malheureusement, le rythme, assez mal géré au sein de ces deux parties, vient plomber ce bel agencement. Tout n’est qu’un problème d’équilibre, comme souvent avec l’alcool : Tout Va Bien gagne à sortir de son état éthylique mais perd à rester sobre. Au final, un film qui ne sait pas boire. Dommage.

Vient l’heure de quitter la cellule de dégrisement pour rejoindre Les Ardennes en compagnie du Belge Robin Pront dont c’est le premier film. Et quel film ! Du moins sur la forme. Au niveau de la maîtrise, on n’est pas sans penser à Isolation (Billy O’Brien, 2005) ou Calvaire (Fabrice du Welz, 2014), bien plus qu’au surestimé Bullhead (Michaël R. Roskam, 2011) auquel on le compare un peu hâtivement. Après, reste à accrocher à cette histoire d’une fratrie un rien dérangée. Comme souvent avec les films dont on pressent dès le début le sentiment d’inéluctabilité, c’est qu’on attend le point de non-retour au risque de parfois décrocher. Pourtant, ce fatalisme pesant à la violence contenue et la tension permanente fait de ce long-métrage une cocotte-minute prête à nous péter à la gueule à chaque seconde, surtout quand Kenny, l’aîné de la fratrie, est présent à l’écran. Et on saluera l’audace d’un dernier tiers aux frontières du surréalisme, de l’absurde, du grotesque. Mais parfois, surexposer la misère et la tristesse (hauts-fourneaux, boue, centre de désintoxication…) vous plombe quand elles se veulent le seul horizon de personnages condamnés dès le départ. Cette absence de choix vaut-elle excuse pour justifier les actes du grand frère ? A voir… Les Ardennes ont néanmoins fait l’unanimité au sein du public et du jury Sang Neuf, qui lui a attribué son prix. Et Robin Pront est un cinéaste prometteur, il faut bien l’admettre.

Les Ardennes

CRIMES
Après avoir passé en revue les témoins (hors compétition) et les complices (Sang Neuf), il est temps de s’attarder sur les cerveaux de l’opération "Qualité à tous les étages" qui siégeaient sur les bancs de la compétition. Si Very Big Shot (Mir-Jean Bou Chaaya), malgré de bons échos de certains de nos indics', nous fila entre les doigts pour une histoire d'horaire au moment de sa perquisition, nous mîmes néanmoins la main sur le gros de la troupe, à commencer par Lea.

Lea de Marco Tullio Giordana est un téléfilm italien produit par la RAI qui peint le portrait, inspiré d’un cas réel qui défraya la chronique transalpine, d’une femme en butte au machisme de la société italienne et aux codes des clans mafieux, en l’occurrence ici la mafia calabraise. Mariée à une petite frappe dont elle se lasse des activités, Lea (Vanessa Scalera, intense) va être confrontée à l’impossibilité de passer à travers les mailles d’un filet que les hommes, aussi bien son mari que son frère, ont tissé autour d’elle. Comme elle le clamera, "Je n’appartiens pas à une famille ou à un mari" et souhaite ardemment être non un nom mais un individu, tout simplement. La tâche ne sera pas aisée, voire impossible, et son combat se verra relayé par sa fille et une avocate, femmes souhaitant renverser ces archaïsmes. Ces archaïsmes qui dés le début sont montrés à travers un pacte de sang signant l’allégeance de son frère à la mafia locale ou lors d’une procession religieuse. Les codes, les clans, les rites propres à l’enfermement mental permettant les reproductions de la domination patriarcale : Lea est un film dans lequel les hommes, entre honneur à la con, paranoïa et fierté débilitante, n’ont pas le temps de goûter à la vie et finissent par enfermer/enterrer leurs femmes. Sans compter la complicité de nombre d'entre elles qui ne comprennent pas pourquoi certaines viennent à remettre en cause cet état de fait. Des banalités ? Oui. Au point de les avoir intégrées et de trouver cet inacceptable banal…
Si le propos du film est aussi son cœur, il faut reconnaître qu’il est porté à merveille par son actrice principale qui bouffe l’écran de par son visage de caractère et le caractère de son personnage. Et le tout se révèle à la fois plan-plan (rien d’extravagant dans les prises de vue, sinon quelques audaces avec l’utilisation des caméras de vidéosurveillance) et rythmé (difficile de s’ennuyer pour peu qu’on se prenne au combat de ces femmes). Sans oublier une note d’espoir lors du procès final : peut-être l’amour finira par triompher de ce machisme ambiant. Peut-être…

Lea
Etait aussi présent dans le box des accusés l’historique Fritz Bauer. Surnommé chez nous Un Héros Allemand, son titre d’origine, Der Staat Gegen Fritz Bauer ("L’Etat contre Fritz Bauer"), est bien plus révélateur de la personnalité de l’accusé. Nous sommes en 1957 dans une Allemagne à peine post-nazie. A peine car nombre d’anciens fonctionnaires de l’administration hitlérienne ont toujours une place au chaud dans les hautes sphères industrielles (l’incursion chez Mercedes Benz vaut le détour) ou politiques de la toute jeune République Fédérale Allemande. Et ce n’est pas peu dire qu’ils veulent se donner les moyens de bâillonner le juge Fritz Bauer, lui qui s’est donné pour mission de rapatrier d’Argentine le dignitaire nazi Adolf Eichmann afin qu’il témoigne de ses crimes. Léché, racé, non sans évoquer Munich, JFK ou Le Pont Des Espions, doué d’une caméra tout en mouvements jamais ostentatoires, le film de Lars Kraume est d’une facture classique au sens noble du terme. Et chaque choix de prise de vue est justifié par la narration : deux droites sécantes finissent toujours par se croiser ? Il en est ainsi d’un montage parallèle entre l’Allemagne et l’Argentine qui devient sécant par l’entremise d’une lettre, celle du père de Silvia, la petite amie du fils d’Adolf Eichmann, adressée au juge éponyme. On dit des comploteurs qu’ils sont des hommes de l’ombre ? Si Fritz Bauer est toujours dans des endroits blanc ou lumineusement éclairés, ses adversaires sont derrière des rideaux, dans des pièces sombres ; de légers travellings avant viennent sur le visage de Bauer traduire sa fierté, sa conviction d’œuvrer pour une cause juste et on en passe. Sans compter sur un fond qui ne laisse rien au hasard : choisir de chanter, dans un cabaret, une chanson intitulée Incognito Bleiben (rester incognito, tel Eichmann à Buenos Aires) ; protéger un pays de ses ennemis (pour l’Etat, l’ennemi est Fritz Bauer, pour ce dernier, c’est l’apathie et l’oubli) ; masquer les crimes du nazisme sous couvert de lois homophobes comme combat contre la décadence… Bref, Fritz Bauer est une œuvre pleine et dense qui n’oublie pas de poser une question primordiale : le patriotisme, est-ce cacher la merde pour ne pas salir l’image d’un pays ou au contraire la lui exhiber à la figure, la mettre à la portée de la conscience d’un peuple ? L’éternel dilemme entre infantiliser ou responsabiliser ceux qu’on prétend gouverner…
Étonnamment, Fritz Bauer, Un Héros Allemand tirera comme peine le prix spécial Police : il faut comprendre le discours de la présidente de ce jury policier, l’inamovible Danielle Thiéry, qui mit en exergue l’absence de films vantant les mérites des agents de l’ordre au profit des gangsters ; il s’agit alors ici de souligner l’abnégation et la persévérance d’un juge dont font preuve nombre de policiers de terrain lors d’une enquête.

Fritz Bauer, Un Héros Allemand
Nous avons également interpellé, comme nous l’indiquions plus avant, deux réfugiés espagnols, même s’ils faisaient bande à part, l’un en compétition (To Steal From A Thief de Daniel Calparsoro) et l’autre hors compétition (Appel Inconnu de Dani de la Torre). Les deux avec Luis Tosar (Malveillance) et s'inscrivant dans le monde bancaire. Dans le premier cas, un braquage de banque mâtiné d’une intrigue politicienne, le second en compagnie d’un employé de banque pris en otage dans sa voiture avec un inconnu au téléphone lui disant quoi faire, sans quoi il explosera, sa voiture étant piégée (pour faire simple, un croisement entre Speed et Phone Game). Que dire sinon que, comme toujours avec l’Espagne, nous avons droit à deux séries B de (très) bonne facture ? Du genre qui s’assume sans coup férir, sans cynisme et avec un savoir-faire épatant, surtout dans le cas d’Appel Inconnu (voir notamment les deux plans-séquences, dont un n’est pas sans faire penser à celui de La Guerre Des Mondes de Spielberg, rien que ça !). De plus, ils ont des acteurs qui ont des gueules, une présence, du vécu, loin des minettes et minets qui pullulent dans l’équivalent hollywoodien de ce genre de productions. A cet égard, le casting buriné de To Steal From A Thief est de haute volée, ce qui rend d’autant plus intense ce film de genre pur et dur, nerveux, classieux. Et ici aussi de bonnes idées de mise en scène, telle cette pluie qui veut laver une corruption qui, mise à jour, finira sous le soleil. Et de rager en pensant qu’en France, il est impensable de financer de telles pelloches qui pourtant ne doivent pas valoir plus que le cachet de nombre de nos "stars" hexagonales… Sans compter que si depuis La Haine il est impossible chez nous de penser le discours social hors de nos banlieues (voir Braqueurs plus loin), l’Espagne saisit l’air du temps, et les récents succès électoraux de Podemos en réponse aux crises financières que nos voisins ibères ont traversées imprègnent ces deux bandes qui, ce n’est pas un hasard, se servent de l’actualité pour en faire un décor de fond et tacler la finance et les banques sans sombrer dans de pontifiants et lénifiants discours. Ça fait un bail qu’on le radote, mais le cinéma espagnol est vraiment un exemple à suivre en terme de cinéma populaire efficace. Un cinéma hispanique qui retrouve ce qui faisait la force des polars italiens des années 1970. Bref, du tout bon !

To Steal From A Thief
Poursuivant notre traque internationale, nous voilà à Séoul dans laquelle sévit Ji-wook, policier à l’allure stoïque mais au corps ceint des contusions et cicatrices de ses multiples confrontations passées. Voir son corps, ça vous pose le personnage. Mais savoir que son corps n’est pas celui qu’il aimerait avoir, ça vous emmène dans le tourbillon émotionnel qui vrille l’âme de ce flic à la sensibilité aussi exacerbée que ses coups sont mesurés, maîtrisés. Un trouble identitaire qui nous est exposé lors de flashbacks d’une émotion lumineuse où tout est dit sans une ligne de dialogue. Disons-le tout de go, Man From High Heels de Jang Jin nous a pris par surprise. Et après un début époustouflant de créativité, entre une séquence monstrueuse dans une boîte de nuit et un premier flashback à l’épure poétique intense, on se demande comment le réalisateur coréen va pouvoir tenir la distance. Il faut dire que devoir assumer tant de changements de rythme et de ton, parfois au sein d’une même séquence ou d’un même plan, relève d’un travail d’équilibriste et d’orfèvre. Malheureusement, le récit ne s’épargne pas certaines redites dans son dernier tiers, surtout quant à la caractérisation de son personnage principal, même s’il est impossible de décrocher de ce corps, ce visage, ce regard nourris d’une mélancolie ardente. Un film suave, chatoyant, sensitif, émotionnel, drôle, touchant, frais, aérien, âpre ; un drame, une rom-com, un film d’action, une comédie absurde, un pur film de genre… Un objet filmique passionnant dont l’intensité s’avère difficile à tenir sur la durée. Le problème de pas mal de longs coréens qui préfèrent le trop-plein et finissent parfois par nous étouffer sous leur générosité.

Man On High Heels
A l’heure des pronostics, et vu la composition d’un jury majoritairement composé d’actrices à défaut de techniciens, il semblait évident que la palme de ce festival échoirait non à
Desierto mais bien à Man On High Heels qui, s’il en remontre techniquement à beaucoup, doit surtout à la composition de son interprète principal. Et bingo !, le film de Jang Jin raflera non seulement le Grand Prix de cette édition 2016, mais également le Prix de la critique. Et accessoirement, ça sort en juillet prochain et ça sent la date à la con : pas sûr qu’il y ait grand monde pour l’accueillir à sa sortie de taule.

Devant Braqueurs, si le délit de sale gueule prédomina avant l'avoir pincé, nous fûmes étonnés par sa sincérité une fois les mailles de notre filet refermées sur sa bonne petite trogne. Il est vrai que le passé judiciaire de son réalisateur, Julien Leclercq, ne plaidait pas en sa faveur (Chrysalis, L’Assaut, Gibraltar). Cette histoire d’un gang de braqueurs de fourgons blindés qui se retrouve à devoir bosser pour des caïds de cité se suit sans déplaisir, surtout qu’il évite les poncifs du genre : ici, nulles considérations sociétales ou cultuelles, la banlieue n’est qu’une toile de fond (tout se joue parce qu’un protagoniste veut une montre de luxe avant ses cinquante ans, sûrement pour avoir le sentiment de ne pas rater sa vie). Que dire sinon que Braqueurs fait ce qu’il à faire et le fait bien, à savoir distraire ? L’archétype de ce qu’on appellera un peu négligemment "un bon film du dimanche soir", ce qui n’est pas nécessairement péjoratif.

Braqueurs

FAITES ENTRER L’ACCUSÉ
Il est maintenant l’heure de faire comparaître Desierto et de s’attarder sur ses multiples chefs d’inculpation. Déjà, le premier long de Jonas Cuaron est d’une efficacité redoutable, allant de A à B sans jamais dévier de son plan initial. Une voie express que n’aura pas la joie d’emprunter la quinzaine de migrants mexicains qui cherchent à atteindre l’Eden américain, un chasseur yankee s’étant arrogé le droit de nettoyer "sa" frontière. Et, aussi efficace que l’est Cuaron dans le traitement de son sujet, notre sniper bon teint (Jeffrey Dean Morgan) va faire un carton passé un quart d’heure de film et n’en laisser que cinq passer à travers les gouttes. Enfin les gouttes… Il est rare d’en trouver lorsque le thermomètre affiche 49°C (et niveau immersion, mettons un bémol : ça manque bizarrement de sueur sur les vêtements des protagonistes). Valorisant chaque coin de son décor, le réalisateur mexicain se sert de tout ce qu’il y trouve pour faire avancer la narration, des cactus aux vallons, des rochers aux ronces, chaque élément devenant péripétie. Il est bien aidé en cela par un sens de la topographie très précis et une intelligente utilisation des plans larges. Et dans une dernière partie tendue lorsque le chasseur et son ultime proie (Gael Garcia Bernal) jouent à cache-cache, il met dans le même plan ses deux protagonistes bien qu’ils ne soient pas sur le même plan. Ajoutons une économie de dialogue bienvenue (et encore, il aurait pu en faire sauter la moitié sans qu’on perde le sens de ce que l’on voit ; ainsi au début lorsque nos migrants sont dans le camion avant qu’il ne tombe en rade, le silence aurait été encore plus… parlant) et une musique "bangalterienne" qui sait transcender les moments forts et nous n’en aurons pour autant pas fini avec cette bande. On pourrait parler de personnages qui eux aussi sont des fonctions narratives avant d’être des individus (y compris le chien) et dont chaque mouvement n’a pour but qu’une recherche de l’épure filmique, au point de virer à une abstraction sensorielle limpide sans surcharge symbolique aucune (au mieux y verra-t-on une parabole d’une Amérique qui, à force d’agressivité envers les corps étrangers, finira par crever à petit feu). Il n’est pas peu dire que nous considérons Desierto comme un grand film et Jonas Cuaron plus que jamais à suivre (et n’y voyez aucun atavisme, l’auteur de ces lignes étant loin d’être un fan du papa…).

Desierto
Mal accueilli par les festivaliers en général ("Pas de scénario", lol !), n’oublions pas que nous sommes en France et qu’ici, la littérature et le théâtre sont constitutifs de ce qu’on attend d’une œuvre et on oublie souvent que le cinéma est, pour faire vite, une synthèse de tout cela, avec sa grammaire et ses effets propres. Le drame, dans le pays des frères Lumière et de Méliès, c’est que le public n’est toujours pas prêt à ça, pétri qu’il est de "L" dès lors qu’il s’agit d’art. Et quand on apprend en plus qu’aucun membre du jury de la critique ne l’a cité en vue du prix du même nom, on avoue rester coi. Pour notre part, nous l’aurions bien condamné à la peine la plus lourde mais les jurés en décidèrent autrement en ne lui infligeant qu’un maigre Prix du Jury, ex-aequo avec Diamant Noir qui plus est… Ce qu’on appelle une erreur judiciaire !

Malgré ce que nous considérons comme une petite faute de goût, le verdict de cette édition 2016 est sans appel : oui, il y avait de la qualité à tous les étages, des séries B efficaces et assumées ont supplanté les tentations auteurisantes en vogue ces deux dernières années. Le tout dans un cadre toujours aussi agréable, avec notamment les membres des équipes de sécurité que nous avons plaisir à revoir chaque année et qui sont toujours aussi accueillants et sympathiques, tout comme ces nombreux bénévoles qui font vivre ce genre de manifestation. Et bravo à l’organisateur pour le bel ordonnancement habituel même si nous fûmes déçus de moins voir David Rault qu’à l’accoutumé pour présenter les films en présence de leurs équipes, et pour cause : les considérations budgétaires évoquées au début de ce compte-rendu ont sûrement contribué à ce semi chômage technique. Il n’en reste pas moins que si le Festival survit à ces tracasseries, rendez-vous est d’ores et déjà pris pour 2017 !


LE PALMARÈS

Grand Prix : Man On High Heels de Jang Jin
Prix du Jury (ex-aequo): Desierto de Jonás Cuarón et Diamant Noir d'Arthur Harari
Prix de la critique : Man On High Heels de Jang Jin
Prix spécial police : Fritz Bauer, Un Héros Allemand de Lars Kraume
Prix Sang Neuf : Les Ardennes de Robin Pront


Avec l’aide précieuse de Mélanie Van Kempen grâce à laquelle, par nos débats enflammés de fin de projection, les propos ici tenus sont plus affinés.

Remerciements : Sacha Rosset du Public Système Cinéma ainsi qu’Agnès Leroy et Céline Petit ; merci aussi à Chouchou et Dady pour l’hébergement.




   

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