American Bluff

Pour elle

affiche American BluffLe casting cinq étoiles, la direction d'acteurs et la flopée de nominations aux prochains Oscars ont tendance à minimiser le travail d'orfèvre réalisé par David O. Russell pour une implication totale dans son American Bluff.


Il y parvenait avec plus ou moins de réussite avec Fighter et Happiness Therapy mais avec American Bluff le cinéaste monte d'un cran pour livrer son meilleur film jusque-là et surtout une œuvre qui transpire la classe à tous points de vue.
American Bluff est un long-métrage qui peut s'envisager comme une sorte de Casino East Coast mais le réduire à un certain maniérisme bluffant reviendrait à occulter la fragilité et la saveur de cette narration remarquable. Et si American Bluff rappelle les œuvres les plus populaires de Scorsese, il renvoie tout autant au génial Mise A Prix de Joe Carnahan et surtout élève à un point d'incandescence ce que O. Russell développe depuis deux films.

Depuis ses débuts, le réalisateur s'intéresse à des personnages désorientés qu'il accompagnait sur la voie d'un rééquilibre personnel, mais à compter de Fighter, O. Russell s'ingénie de plus à subvertir le genre investi pour formaliser des récits fonctionnant au premier degré et dont la résolution se déploie à un niveau plus intimiste.

American Bluff

 
Arnaqueur à la petite semaine, Irving Rosenfeld (Christian Bale) tombe amoureux fou de Sydney Prosser (Amy Adams), une ex-stripteaseuse sur la même longueur d'ondes. En même temps qu'il lui ouvre son cœur, Irving lui dévoile son activité délictueuse et les deux vont alors former un duo d'escrocs fonctionnant à plein régime, trouvant ainsi une activité commune qui parfait leur harmonie. Une idylle professionnelle et sentimentale mise à mal par Rosalyn (Jennifer Lawrence), la femme d'Irving (la connaissance de son existence est une véritable surprise, prémisse au jeu manipulatoire qui parcourra tout le film), bien décidée à garder la main mise sur son mari, et par l'agent du FBI Richard DiMazo (Bradley Cooper et ses frisettes du plus bel effet) qui les coincera pour les obliger à collaborer dans une plus grosse affaire. Une situation inextricable, se complexifiant avec l'adjonction d'un troisième larron, le maire Carmine Polito (Jeremy Renner), point d'entrée du vaste coup de filet rêvé par DiMazo pour coffrer un maximum de politiques corrompus, et dont Irving se prendra d'affection. Une confiance qu'il sera contraint de manipuler s'il veut recouvrer sa liberté.

ABSCAM GRAM
Si American Bluff s'inspire de l'opération Abscam (contraction de "Abdul scam") au départ conçue pour retrouver des tableaux volés, muée en vaste tentative de coup de filet de sénateurs et députés corrompus grâce à de faux cheiks, ce n'est pas pour en livrer une reconstitution véridique et édifiante mais en utiliser les circonvolutions, que O. Russel met en scène avec une belle maestria depuis Fighter, ces empoignades sentimentales concernées par la sphère familiale ou amoureuse.
Le suspense induit par cette gigantesque machination de l'agence fédérale est remarquablement réalisée et se voit même redoublée par l'enjeu émotionnel au cœur du récit. Un magnifique travail d'équilibriste que le réalisateur cisèle grâce à des performances d'acteurs exceptionnelles et d'orfèvres mouvements d'appareils. Les placements des personnages dans le cadre ne sont pas laissés au hasard et se justifient par une mise en scène s'ingéniant à les lier, à combiner les configurations qui trouveront leur apogée avec l'ambiance, l'humeur imprimée à la scène. Travellings gracieux, panoramiques, gros plans, plans larges... Toute une palette visuelle utilisée à merveille, avec une précision et une discrétion qui forcent le respect.

American Bluff


Le film de David O. Russell fait la part belle à un quatuor de haute volée qui évolue souvent en deux ménages à trois, Irving et Sydney voyant Richard ou Rosalyn se greffer pour donner une nouvelle dynamique aux événements. Il est intéressant de noter que Bradley Cooper et Jennifer Lawrence, le duo star du précédent Happiness Therapy retrouvent peu ou proue des personnages similaires. Leur bipolarité n'est pas aussi prononcée mais DiMazo et l'épouse d'Irving se démarquent par leur instabilité émotionnelle et pourraient être envisagés comme des versions alternatives de Pat Solitano et Tiffany Maxwell s'ils ne s'étaient jamais rencontrés.
Mais c'est bien évidemment le couple Adams / Bale qui capte tous les regards, O. Russel parvenant à insuffler une incroyable sérénité et félicité dans leurs précieux moments d'intimités. Un état de grâce à retrouver, voilà l'enjeu de leur partie entamée avec le FBI et la mafia. Séparés par la nécessité de mener à bien l'opération fomentée par DiMazo, ils n'auront de cesse de se chercher, de capter le regard de l'autre. Maîtresse déterminée, Sydney est un parfait contrepoint à Irving. Un personnage masculin particulièrement attachant souffrant de problèmes cardiaques : le réalisateur fait d'ailleurs preuve d'une sensibilité remarquable en détournant l'usage des pilules contre des crises passagères pour en faire un littéral calmant à ses problèmes de cœur : lorsqu'il est en proie à un malaise nécessitant l'ingestion de ses médocs, c'est à chaque fois à l'issue d'une situation qui lui a brisé le cœur.

American Bluff


Reconstitution soignée de la période charnière entre le post-Watergate et la décennie clinquante des années 80, American Bluff est un formidable drame romantique navigant entre thriller, polar, films de gangsters et d'arnaque dont le propos repose moins sur une structure de "rise and fall" que le déchirement successif des faux-semblants. Et à la manière du Mise A Prix de Carnahan évoqué plus haut, le film de David O. Russell s'évertue au sein d'une intrigue jouissive à opérer une démystification totale des apparences, des illusions que l'on forme pour soi ou pour les autres.
La première séquence est ainsi emblématique de ce qui va se jouer en creux : on y voit Irving s'apprêter longuement devant un miroir, positionnant avec minutie son postiche capillaire. Nous assistons ainsi à une vaste opération pour maquiller la réalité, ce en quoi consistera le coup mené par DiMazo pour entourlouper politiques et mafieux. Mais si Irving cache la misère de son physique ingrat il n'est pas pour autant dupe de ce qu'il renvoie vraiment. Au final, c'est le personnage le plus lucide sur la condition illusoire de son apparence quand tous les autres croient être maîtres de leurs destins, de leur vie conjugale, d'avoir le contrôle des opérations. Ils sont ainsi en opposition avec Rosenberg qui semble subir les événements, être ballotté de l'un à l'autre. Mais c'est le seul mû par un sentiment sincère, son amour pour Sydney. Il s'est mis à nu pour elle, il n'a donc plus rien à dissimuler. Pas comme le reste du casting dont les masques vont s'effriter, et amorcer leur réveil.

UN EFFET BLUFF
Lorsque Rosalyn parle une fois de trop à son mafieux d'amant, entraînant alors une mise en danger immédiate de son mari, la caméra opère un surprenant mouvement pour venir se placer de trois-quart dans le dos de la jeune femme restée assise en train de grommeler pour elle-même. A cet instant elle commence à prendre conscience d'avoir poussé le bouchon trop loin et sera incapable d'affronter la réalité de face. On la retrouvera ainsi s'exprimant dos à son fils en train de dénigrer Irving, dans une posture similaire en clôture de sa dernière conversation avec son mari, où elle en finissait avec le mirage d'un mariage satisfaisant uniquement son égo (aucun divorce dans sa famille depuis des générations). Cette façon de se positionner pour parler n'est pas une manière d'éluder le bouleversement profond qui l'étreint mais d'arriver à l'accepter en douceur.

American Bluff


En tout cas, son réveil sera moins violent que celui de DiMazo lorsque la supercherie dont il a été l'objet est dévoilée, pris d'une réaction épidermique qui s'apparente à une brutale descente après un trip, un trip où il était le super agent du FBI ayant bouclé une énorme affaire de corruption. Lorsque la vérité s'abat sur lui, c'est comme s'il avait traversé la fine couche de glace sur laquelle il évoluait jusqu'ici pour couler dans l'eau glacée de la réalité. On aurait pu évoquer une traversée du miroir mais cette analogie est plus pertinente et raccord avec l'histoire de pêche sur un lac gelé que son supérieur hiérarchique tente en vain de raconter, interrompu par DiMazo qui croit en comprendre le sens et la morale qu'il doit en tirer pour son propre cas. 
Cet interlude régulier amenant un ton décalé n'est pas qu'une parenthèse humoristique car chacun des destins ici contés (le maire, l'agent, la femme officielle du héros) semblent en illustrer une résolution possible. Les interactions entre DiMazo et son chef, très drôles, ne fonctionnent pas uniquement sur leur opposition verbale mais également comportementale, leur confrontation dans le bureau du chef d'agence et le caractère divergent du flashback qui entrecoupe ce qui est effectivement raconté donne une tournure hilarante à la séquence. Encore une manière ludique pour O. Russell d'illustrer son propos, ici la distorsion entre les paroles et les actes qui infusera l'ensemble du métrage. Véritable passeur entre ces personnages, Irving Rosenfeld agit comme un révélateur grâce, paradoxalement, à ses entourloupes qui épuisent les mirages dans lesquels les protagonistes se sont perdus.

American Bluff


Une manipulation qui se joue également au niveau des spectateurs à qui David O. Russell donne à voir des séquences de flashbacks tronquées pour mieux renforcer ses effets lors de la révélation finale. De même, sa manière de filmer Irving entraîne une appréciation sans recul possible. Pris par les situations, le rythme imposé, Irving apparaît comme un pauvre hère malmené par tous, subissant les actions alors qu'il est au fond plus malin. American Bluff dans son ensemble s'apparente à un film d'arnaque et de gangsters mais s'avère plus profond que ça, le personnage d'Irving et la signification véritable du métrage fonctionnant de manière concomitante. Les motifs, choix de cadrages a priori anodins qui irriguent le film remettent finement en perspective ce que l'on voit et révèle, sous le vernis de strass et paillettes, une magnifique histoire d'amour. Un amour intense qui, malgré les manipulations et les masques, brille in fine d'une puissante sincérité. Irving est entièrement dirigé par ce sentiment mais la valse du récit avait tendance à nous en faire oublier l'importance et la prédominance. Comme le dit Irving au début de sa collaboration forcée avec DiMazo, "On ne croit que ce que l'on veut bien croire". Le talent du réalisateur permettant de reporter son attention sur l'essentiel, pour le coup au cœur final.

American Bluff

"Qui du faussaire ou de l'artiste est le plus talentueux ?", demande Irving a DiMazo face à un tableau de Rembrandt dont il s'avère que c'est une copie. Un questionnement qui traverse American Bluff tant il correspond à la propre position de David O. Russell quant à son film et aux références employées. Une interrogation essentiellement rhétorique à laquelle le cinéaste n'apporte aucune réponse tranchée. D'ailleurs, il est impossible d'être catégorique puisqu'un metteur en scène réunit ces deux conditions antinomiques étant un artiste qui falsifie la réalité. Peu importe après tout de demeurer dans cette indétermination car l'essentiel sont les sentiments éprouvés face à l'œuvre regardée. C'est la seule authenticité qui vaille. Et en la matière, American Bluff en donne plus que son comptant.




AMERICAN HUSTLE
Réalisateur : David O. Russel
Scénario : Eric Warren Singer & David O. Russel
Production : Matthew Budman, Bradey Cooper, Eric Warren Singer, Charles Roven...
Montage : Alan Baumgarten, Jay Cassidy, Crispin Struthers
Photo : Linus Sandgren
Bande originale : Danny Elfman
Origine : Etats-Unis
Durée : 2h17
Sortie française : 5 février 2014




   

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