Le Sabre Infernal

Guerre d’épées

Affiche Le Sabre Infernal

La nuit, dans un village abandonné de la Chine féodale. Deux sabreurs hors pairs sont venus régler leurs comptes : le riche et redoutable seigneur Yen (le solide Lo Lieh) et l’errant solitaire Fu Hung-Hsieh (Ti Lung, impérial comme à son habitude).


Leur combat à peine entamé, ils sont interrompus par deux assassins qui tentent sans succès de les éliminer. Ils découvrent alors qu’ils sont l’un comme l’autre sur la liste noire de Maître Yu, un mystérieux criminel dont l’adresse aux arts martiaux est, paraît-il, sans égale.
Yen et Fu décident donc de mettre leur différend de côté et de faire front commun pour lutter contre leur mortel ennemi. Mais le temps presse : Maître Yu est sur le point de mettre la main sur les fameuses Plumes de Paon, une arme aux pouvoirs légendaires qui le rendrait définitivement invincible.


IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’EST
Ce qui frappe le spectateur qui découvre Le Sabre Infernal (1976) est l'apparence du héros, l’épéiste Fu Hung-Hsieh. Son interprète Ti Lung est effectivement ici bien loin des tenues fastueuses qui étaient précédemment les siennes dans Frères De Sang (du grand Chang Cheh) ou qu’il portera l’année suivante dans l’excellent Le Complot Des Clans (aussi connu sous le nom de Clans Of Intrigue, de Chu Yuan, le réalisateur virtuose, quelle coïncidence, du Sabre Infernal). Arborant une barbe de trois jours, visiblement marqué par une vie sur les routes, Fu ne paie pas de mine. Le contraste avec les habits luxueux de son compère et rival, le Seigneur Yen, ne fait d’ailleurs que souligner davantage l’aspect négligé du protagoniste. Mais c’est justement cette allure dépenaillée qui, mise en relief avec d’autres éléments du personnage, donne une dimension inattendue au film.


Le Sabre Infernal
 

Voyons voir : un héros sans attaches, duelliste mortel, au verbe rare, drapé dans un poncho élimé et poussiéreux… Il ne manque plus que le cigarillo au coin des lèvres pour parfaire l’illusion. Ça ne vous fait penser à personne ? Il n’y a pas de hasard : le héros du Sabre Infernal est bien une relecture improbable et pourtant parfaitement réussie de certains des cow-boys que l’on croise dans les films du maître Sergio Leone, avec en tête Clint Eastwood dans son rôle de l'"homme sans nom".
Par ailleurs, cette inspiration "westernienne" ne se retrouve pas uniquement dans la dégaine du personnage principal. Ainsi, le ton est donné dès les premières images : le village désert dans lequel se retrouvent Fu et le seigneur Yen fait immanquablement songer aux villes fantômes de l’Ouest que l’on découvre aussi bien dans certains classiques du genre (ne prenons comme exemple que le très bon La Ville Abandonnée de Wellman) que dans les pages des meilleurs Lucky Luke. Même l’incontournable cliché du ballot de paille traversant la rue vide au gré du vent ne manque pas à l’appel.

Et qu’évoque donc la première confrontation entre le seigneur Yen et le héros Fu si ce n’est un face à face de deux pistoleros dans la plus noble tradition du genre ?

Mais pourquoi s’en étonner ? Après tout, ce n’est pas la première fois que l’on assiste à un rapprochement entre Far Westet Extrême Orient, loin s’en faut.

Pas besoin de creuser trop profondément pour trouver un exemple : il nous suffira de mentionner  le célèbre cas des Sept Mercenaires de l’artisan John Sturges, remake inspiré (dans tous les sens du terme) du Sept Samouraïs de Kurosawa. Sans oublier Blindman de Ferdinando Baldi, pistolero aveugle (!) et décalque version western européen du célèbre personnage japonais Zatoichi, héros d’une impressionnante série de films (réalisés notamment par l’excellent Kenji Misumi ou encore par Takeshi Kitano himself) et dont la cécité n’entame en rien ses phénoménaux talents de bretteur. Par contre, on passera sous un miséricordieux silence les plus récentes tentatives s’inscrivant dans cette perspective de métissage entre est et ouest, telles que Shanghai Noon ou sa suite…


Enfin, le destin final du personnage de Fu n’est pas sans rappeler d’une certaine manière la tragédie qui est l’essence même du héros de La Cible Humaine. Dans ce bon western relativement méconnu (du moins du grand public) de Henry King, le pistolero Johnny Ringo, incarné de manière fort convaincante par un Gregory Peck dont le jeu subtil laisse transparaître toute l’immense lassitude habitant son personnage, est un cow-boy tout simplement imbattable au maniement du révolver. Sa réputation d’invincibilité le précédant en permanence où qu’il aille, Ringo se fait continuellement importuner et provoquer en duel par de jeunes blancs-becs croyant savoir manier un colt et désirant s’approprier la gloire d’être "celui qui aura descendu la légende". Cet état de fait rend évidemment la vie de Ringo absolument impossible : comme le dit très bien l’écrivain Terry Pratchett par l’intermédiaire de son inénarrable (et irascible) personnage de Mémé Ciredutemps (héroïne récurrente de son fameux cycle des Annales Du Disque-Monde) : "Le prix à payer pour être le meilleur, c’est de devoir toujours être le meilleur" (Nobliaux Et Sorcières). Difficile de faire plus exorbitant.


Le Sabre Infernal
 

Le dénouement du Sabre Infernal peut être relu sous ce point de vue. En triomphant de tous ses (innombrables) ennemis, Fu, qui possédait déjà une solide réputation d’homme à abattre, endosse d’une certaine manière et bien à contrecœur le costume de nouveau maître absolu des Arts Martiaux jusque-là porté par Maître Yu et devient à son tour (et à l’instar du personnage de Ringo) une nouvelle cible humaine. Peut-être est-ce là une vengeance d’outre-tombe de Maître Yu…
Comprenant toutes les possibilités cinégéniques de cette passionnante thématique, Chu Yuan en fera le cœur d’une œuvre suivante, Death Duel, où il se permettra même un clin d’œil direct et jouissif au Sabre Infernal.


ODIEUX MONDE CRUEL
"Ceci est mon corps, livré pour vous."


Le deuxième élément remarquable du Sabre infernal, qui marque sans coup férir son spectateur, est l’extraordinaire gestion de l’espace dont Chu Yuan fait constamment preuve. On peut résumer cela d’une façon très simple : la menace envers Fu vient de partout. Et ce, tout le temps.

Plus rien, que cela soit les pseudos-alliés du protagoniste mais aussi, voire surtout, l’environnement direct de celui-ci, n’est digne de confiance. Nous en avons un surprenant avant-goût lors de la séquence ouvrant le film. A peine le spectateur a-t-il pris ses repères dans le village abandonné dont on a eu l’occasion de parler plus haut qu’il est immédiatement forcé de changer son fusil d’épaule : en un instant, ce qu’on considérait auparavant comme l’avenue principale désertée de la ville fantôme se transforme en un spectacle de danse magnifiquement coloré se donnant devant un Seigneur Yen dévorant de bon cœur un riche festin servi par ses domestiques. Et lorsque Fu apparaît, prêt à se battre contre Yen, toute cette foule disparaît avec la même effarante rapidité, laissant juste les deux duellistes seul à seul.

Cette rupture avec la rassurante immuabilité des décors que le spectateur a tendance à considérer comme un acquis se précise encore quelques instants plus tard. Alors que Yen et Fu sont en train de ferrailler, ils se font assaillir par deux étranges assassins à la solde de Maître Yu et aux noms aussi particuliers qu’est inhabituel leur procédé de camouflage : le tueur Bois semble sortir de l’écorce même d’un arbre et le tueur Terre attaque en surgissant du sol sous les deux protagonistes. Cette dernière  technique n’est d’ailleurs pas sans évoquer celle utilisée par les ninjas du clan de la mygale (!) pour abattre le Ronin Ogami Itto dans le sixième opus de la fameuse série de films Baby Cart (tirés du manga du même nom), épisode intitulé Le Paradis Blanc De l’Enfer (quel titre !). Cela n’est qu’un début : après s’être débarrassé de Bois et de Terre, Yen et Fu se remettent de leurs émotions dans l’auberge d’un village. C’est là qu’ils sont à nouveau attaqués mais par des enfants cette fois, agresseurs improbables s’il en est.


Le Sabre Infernal
 

En fait, Fu ne semble survivre aux différents pièges du mystérieux Yu que pour mieux tomber dans le suivant : alors que le héros accompagné de Dame Qiu, une jeune fille qu’il a juré de protéger, traversent une autre bourgade, la horde à la solde de Yu leur tend un énième traquenard. Et le spectateur d’admirer la nouvelle métamorphose (qui, à l’instar de celle ouvrant le film, ne prendra que quelques secondes) d’une innocente place de marché nocturne en une sorte de plateau de jeu d’échecs grandeur nature où la raison d’être de chaque pion est l’anéantissement du pauvre Fu et de sa compagne.
On le constate à travers ces différentes scènes (et encore, nous n’avons cité qu’une poignée d’exemples dans un film qui en regorge), la manière extrêmement intelligente avec laquelle Yuan utilise le décor ou les extérieurs pour les intégrer à la trame du récit et leur donner un caractère menaçant inattendu n’est pas sans rappeler la patte d’un autre grand réalisateur qu’on ne présente plus : John McTiernan. Il suffit en effet de penser à Predator ou Piège De Cristal. Dans ces deux chefs-d’œuvre, McT confère une importance capitale au cadre dans lequel ses personnages évoluent : la jungle hostile dans un cas, un gratte-ciel aux indénombrables vitres dans l’autre. C’est seulement lorsqu’ils auront apprivoisé ce décor, lorsqu’ils ne feront plus qu’un avec lui (en utilisant les ressources naturelles du sous-bois pour l’un et en arpentant les discrets couloirs d’aération pour l’autre) que les protagonistes de ces deux films cultes vaincront leurs adversaires.

Mais revenons à Yuan. En retirant aux spectateurs tout repère stable, il crée chez eux une sorte de sentiment de paranoïa : le moindre passant devient un tueur à gages en puissance. Le cadre en apparence le plus innocent est susceptible de cacher des pièges mortels. Yuan nous force donc à être constamment sur le qui-vive pour tenter de déterminer d’où viendra la prochaine menace. Et par là-même, il nous fait habilement partager l’état d’esprit perpétuellement en alerte de Fu.


Le Sabre Infernal
 

Mais Yuan ne se contente pas de rendre ses décors aussi vivants et évolutifs que des personnages à part entière et va encore plus loin.Ainsi, il explore également la perspective inverse et transforme littéralement le corps en décor. Citons notamment cette séquence caractéristique où Fu et Yen font route vers la Maison du Paon, demeure où sont censées se trouver les redoutables Plumes de Paon, l’arme ultime recherchée par Maître Yu. Sur leur chemin, les deux compères s’arrêtent dans une taverne où les attend un spectacle aussi incongru qu’inquiétant. En effet, tous les occupants de l’endroit, clients comme serveurs, sont parfaitement immobiles, vivants en apparence mais figés comme des statues de sel et disposés dans une mise en scène macabre imitant des activités normales. Comme si la mort les avait saisis et laissés en stase là où ils se trouvaient au moment suprême. A l’incompréhension et la surprise devant cette scène succède vite le malaise, d’ailleurs renforcé lorsque le responsable de cette tuerie se découvre : un très étrange "homme" de main de Yu, à la fois masculin et féminin. Cet aspect renforce d’ailleurs une fois de plus l’idée que strictement rien dans cette histoire, ni personnage, ni décor, ni même le sexe des opposants ne peut être envisagé comme une chose certaine et définitive.
Toujours dans cette perspective d’instrumentalisation du corps des personnages, plus parlant encore est le passage où Fu est agressé par une bande de guerriers armés utilisant une technique peu commune : ceux-ci se servent de leurs propres corps pour former des caractères d’écriture chinois géants sur le sol ou des pyramides humaines, ce qui leur permet d’assaillir le héros en multipliant les angles d’attaque. Même si à cette occasion Yuan frôle de près le kitsch, sinon le ridicule (le coup des grands idéogrammes formés par les corps contorsionnés des brigands, franchement…), le principe selon lequel le corps lui-même est le premier vaisseau, le premier vecteur de l’action est néanmoins à nouveau affirmé dans cette séquence. Notons que ce concept est également souligné par le réalisateur McTiernan, encore et toujours, comme l’atteste l’état physique lamentable dans lequel le personnage John McClane termine les deux aventures réalisées par ses bons soins.

Mais l’aboutissement ultime du rôle de premier plan confié au corps du protagoniste est à rechercher dans une autre scène, au cours de laquelle Fu est intoxiqué. Alors que ses adversaires le croient définitivement hors de combat, Fu se ranime soudain pour reprendre le contrôle de la situation. Et ce dernier d’expliquer à des ennemis hébétés qu’il maîtrise une technique lui permettant de déplacer ses points vitaux au sein de son propre corps… Plus encore que vecteur de l’action, le corps devient l’enjeu, le lieu même de l’action. Rarement le précepte bien connu "Connais-toi toi-même" aura-t-il été mis en pratique avec autant d’à propos.


Le Sabre Infernal
 


UN RÉGIME ÉQUILIBRÉ
Mais au final, quelle est la toute première chose qui saute à l’esprit du spectateur lorsqu’il repense au Sabre Infernal ? Ce n’est pas l’ambiance western si particulière que l’on a citée. Ça n’est pas davantage l’exceptionnelle maestria de Yuan dès qu’il est question de scénographie. Alors quoi ?

Avant de répondre à cette question, évoquons d’abord le cas de la célébrissime "trilogie" du Sabreur Manchot, réalisée par un autre Grand Maître des Wu Xia Pian, Chang Cheh.


Le premier opus de cette saga, Un Seul Bras Les Tua Tous se distinguait (entre autres) par un scénario retors et surtout par le soin méticuleux apporté au développement de la psychologie torturée de ses personnages.

La suite, Le Bras De La Vengeance, mettait un peu cet aspect sous l’éteignoir pour mieux capitaliser sur des scènes de combat à grande échelle, au cours desquelles le protagoniste et ses compagnons affrontent des ennemis aux techniques toutes plus redoutables les unes que les autres au cours de luttes tournant le plus souvent à d’abominables carnages (le body count du film s’envole en effet vers des hauteurs rarement atteintes ailleurs).

L’épisode clôturant le triptyque, La Rage Du Tigre, constituera la synthèse entre les points forts de chacun des deux autres épisodes : le soin apporté à l’écriture allié à la barbarie de combats dantesques et sanglants.

Le voilà sans doute, le point le plus mémorable, la réussite la plus flagrante du Sabre Infernal : avec ce film, Chu Yuan atteint lui aussi l’équilibre remarquable auquel Cheh parvenait avec La Rage Du Tigre. Cette association si délicate entre profondeur thématique et démesure dans l’exécution. Cette balance millimétrée entre rigueur scénaristique et rythme plus que soutenu de la narration. Cette union lumineuse entre forme et fond.


Abordons d’abord l’outrance folle que Yuan déploie tout au long du Sabre Infernal. Celle-ci se marque en premier lieu dans la nature improbable des mortels ennemis auxquels doit faire face Fu. On a déjà mentionné les tueurs Terre et Bois ou encore "l’homme-femme" de main rencontré par Fu et le Seigneur Yen.

Tout gratiné que ce dernier puisse être (les expressions désarçonnées de Fu et de Yen et le regard incrédule que ceux-ci échangent lors de cette rencontre sont d’ailleurs une touche d’humour parfaitement imparable), il ne s’agit pourtant pas du cas le plus étrange dans l’inépuisable galerie des sbires de Maître Yu. A ce titre, le pompon revient probablement à Vieille Diablesse, horrible harpie dont les divers talents sont en parfait accord avec son nom : empoisonneuse, sorcière, acrobate et cannibale (voire vampire vu son empressement à vouloir boire le sang des protagonistes). Quand même.

N’oublions pas non plus les cinq maîtres en Arts Martiaux à la solde de Maître Yu, dont les techniques respectives sont des illustrations meurtrières de leur patronyme : Echecs, Peinture, Luth, Poème et Epée. Ce dernier lieutenant place d’ailleurs la barre encore un cran plus haut dans le domaine du over-the-top lorsque, après avoir expliqué son surnom de maître aux "quatre-sans" (sans rival, sans retenue, sans faiblesse et sans pitié), il déclare regretter de ne pas également être sans scrupule, ce qui lui aurait permis d’attaquer Fu dans le dos.

Et évidemment, pour couronner le tout, il y a Maître Yu lui-même : figure omnipotente et omnisciente, dirigeant ses âmes damnées tout en restant (presque) perpétuellement dans l’ombre, d’une manière que ne désavouerait pas Blofeld, le numéro Un du SPECTRE en personne.


Le Sabre Infernal
 

Mais ce sens de la démesure ne se retrouve pas uniquement dans les personnages mis en scène. Qu’il s’agisse des dialogues ("Je ne t’ai pas tué, tu ne pouvais donc pas être mort !" Essayez de faire mieux dans le genre répliques qui tuent), de l’ambiance sonore (ah, cet inimitable bruitage lorsque Fu fait virevolter son épée), des prestations martiales de ses acteurs (les combats sont fabuleux et leurs chorégraphies irréprochables) ou encore des situations tantôt surréalistes, tantôt inquiétantes, Yuan atteint toujours ce qu’il convient d’appeler le bon dosage d’exagération et surtout, ne tombe jamais dans un ton risible qui désamorcerait instantanément la redoutable efficacité de son film.
De plus, le réalisateur s’aventure même avec succès dans un certain côté comic book : à chaque apparition d’un personnage, le nom de celui-ci (à moins qu’il ne s’agisse du nom de l’acteur l’interprétant… notre chinois étant un peu rouillé, un certain doute subsiste) s’inscrit en surimpression à même l’écran. Un procédé d’icônisation instantanée terriblement efficace ! Cerise sur le gâteau, cet impressionnant catalogue de l’outrance est présenté sans le moindre temps mort : empoisonné, assailli de toute part, trahi, constamment poursuivi par les hommes de main d’un Yu ne relâchant jamais la pression, strictement rien ne sera épargné au héros Fu… ni au spectateur du film, littéralement épuisé par les péripéties du récit se succédant à un rythme proprement démentiel. Epuisé, mais avant tout heureux.


On le voit, en se plaçant au simple point de vue du "divertissement", Le Sabre Infernal remplit plus que confortablement son contrat. Cependant, comme on l’a dit plus haut, Yuan, ne se satisfaisant à aucun moment de cette déjà très belle réussite, se montre bien plus ambitieux dans sa démarche. Ainsi, il soigne la caractérisation de ses personnages principaux : loin d’être un simple adepte des Arts Martiaux, Fu se révèle vite être en réalité hanté par son choix de vie, lui ayant certes apporté une certaine renommée mais lui ayant également coûté son amour de jeunesse. Yuan nous dépeint un héros rempli de paradoxe : Fu avoue à Dame Qiu qu’il n’aime pas la solitude tout en reconnaissant également qu’il vit depuis plus de dix années sur les routes, sans ami ni famille. Et cependant, si Fu semble rempli de regrets, jamais il ne nous donne le sentiment d’être rongé par l’amertume.

Finalement, le cheminement de notre héros le conduira jusqu’à la plus haute marche du monde des arts martiaux, place qu’il dédaignera pourtant, sachant pertinemment que cette situation n’a d’autre issue que la mort pour celui qui la convoite ou qui s’y installe.

Face à cette personnalité complexe, Yuan nous oppose un méchant tout aussi fascinant. Maître Yu n’est rien moins qu’une version négative, déformée de Fu : un artiste martial sans égal qui a tenu sa place trente années durant au sommet de la hiérarchie des combattants. Mais Yu est aussi et surtout un homme qui en a assez de cette position et dont la grande motivation est de se retirer pour laisser la place à un successeur qu’il aura lui-même choisi. Cependant, alors que le chevalier errant Fu place toujours les autres êtres humains, quels qu’ils soient, au centre de ses préoccupations, Maître Yu recherche non une personne précise pour le remplacer mais le duelliste le plus talentueux. Même éreinté de sa place jusqu’au dégoût, Yu respecte trop cette position de pouvoir et ce qu’elle a signifié pour lui pour la remettre à n’importe qui. D’où cette avalanche de pièges, de meurtres, de trahisons. Il ne s’agissait que de tests pour estimer la valeur de Fu Hung-Hsieh.


Bref, plus qu’un combat suprême au sommet des Arts Martiaux, c’est une confrontation sans merci entre deux visions, entre deux conceptions de la vie irrémédiablement antagonistes que Yuan dépeint sous nos yeux : pour Fu, les arts martiaux ne prennent sens qu’à partir du moment où ceux-ci sont mis au service de l’homme, à la protection du faible. Pour Maître Yu, l’homme n’est qu’un accessoire interchangeable (à ses yeux, que son successeur soit le Seigneur Yen ou bien plutôt Fu n’a aucune valeur intrinsèque : l’important est d’avoir le meilleur, point final. De la même manière, la mort de ses hommes de main n’a pas vraiment d’importance en regard de son objectif final.) et doit obligatoirement s’effacer devant le concept sacré d’art martial.


Le Sabre Infernal
 

Cette irréductible opposition entre les deux adversaires peut également se distinguer à d’autres points de vue : Maître Yu se complaît dans la richesse et le luxe là où Fu vit sur la route et se contente des vêtements qu’il porte sur le dos. N’omettons pas de mentionner la compagne de Maître Yu, la sublime et vénéneuse courtisane (pour ne pas utiliser un autre mot) Cœur-de-Lune, qui montre au protagoniste des demoiselles batifolant entre elles et qui n’hésite pas à se dénuder elle-même, le tout pour tenter Fu vers le "côté obscur". Par contraste, Fu refusera cette luxure et conservera son attitude chevaleresque (au premier sens du terme) en restant fidèle à Dame Qiu. On se rapproche fort de la notion d’Amour Courtois si chère à la littérature médiévale européenne.
Et effectivement, toujours soucieux d’apporter une plus-value aux enjeux de son film, Yuan croise cette lutte symbolique du Bien contre le Mal avec une quête non moins traditionelle où le Chevalier (Fu Hung-Hsieh) doit porter secours à la demoiselle en détresse (Dame Qiu). Fu, seul contre tous, se rendra donc au repaire de Maître Yu pour sauver Dame Qiu.

Le nom de cette maison est d’ailleurs tout sauf un hasard : le manoir "Hors-du-Ciel". En entrant dans cette splendide demeure, Fu semble en effet s’aventurer en enfer où les démons sont les omniprésents sbires de Maître Yu. On se surprend à penser au célèbre mythe d’Orphée allant arracher de l’Hadès sa bien-aimée Eurydice. Sauf qu’ici, Fu réussit dans sa quête et échange les Plumes de Paon, cette arme ultime si désespérément désirée par Maître Yu, contre la liberté de Dame Qiu. Et lorsque Fu raccompagne celle-ci à la porte du manoir, vers la liberté, les quatre lieutenants de Maître Yu, en parlant d’une seule voix, tel un chœur antique, l’empêchent de la suivre.

Désormais, Fu est seul en Enfer.


A ces ressorts narratifs, Yuan ajoute des touches de symbolisme habilement disséminées tout au long de son film.

Prenons justement le McGuffin du film : les fameuses Plume de Paon, arme fatale et objet de toutes les convoitises. Pourtant, tous ceux qui rentrent en contact de près ou de loin avec cette arme meurent, victimes comme utilisateurs.

Comme si la quête du pouvoir absolu (apporté par la puissance mortelle imparable de ces plumes) ne pouvait jamais apporter autre chose que la destruction… des deux côtés de l’arme. Et lorsque Maître Yu, en désespoir de cause, utilisera la dernière plume active contre Fu, la méthode que ce dernier adoptera pour survivre n’est pas sans rappeler la défense utilisée par Indiana Jones lors de l’ouverture de l’Arche d’Alliance : de fait, Fu se voilera littéralement la face sous une cape et ne contemplera pas la toute-puissance déployée contre lui. Il détourne le regard face au pouvoir absolu. Il le dédaigne.

Voilà peut-être pourquoi Fu est le seul à être véritablement digne de la place de Grand Maître des arts martiaux : parce qu’il ne désire jamais cette place.



Symbolisme toujours avec l’usage que Yuan fait de la lumière : la quasi-totalité du film se déroule pendant la nuit, comme si l’emprise de Maître Yu sur le monde des Arts Martiaux se faisait ressentir jusqu’au ciel. Seules quatre scènes se passent dans la lumière du jour, ce qui rapproche imperceptiblement la structure du Sabre Infernal de celle du théâtre : trois actes et un épilogue. Et comme rien n’est simple, Yuan bat parfois les cartes du symbolisme et, pour mieux nous troubler, joue avec nos attentes et nos habitudes : à au moins deux reprises (dont le duel final entre Maître Yu et Fu), le blanc est la couleur du Mal là où le noir est la couleur du Bien.

Mais son allégorie la plus puissante, la plus prégnante, Yuan, en fin renard, la garde pour son dénouement. Lorsque le combat final entre Maître Yu et notre héros Fu tourne à l’avantage de ce dernier, Maître Yu parvient à se mettre hors d’atteinte en se réfugiant derrière une grille inviolable. Devant un Fu en apparence impuissant, Maître Yu s’apprête à prendre le large via un trône s’élevant lentement vers le plafond à l’aide d’un astucieux système de poulie. C’est alors que Fu (et, à bien y réfléchir, le réalisateur) abat sa dernière carte et lance son arme vers sa nemesis à travers les barreaux de la grille. C’est seulement à cet instant que l’on se rend compte que l’épée de Fu était, depuis le départ, reliée par une chaîne au bras de son propriétaire.

Cette incroyable image et ses implications coupent instantanément le souffle du spectateur qui comprend enfin un des éléments essentiels du personnage de Fu : celui-ci est physiquement, littéralement lié à vie à son épée.
Et après tout, peut-être est-ce cela, le véritable sabre infernal : celui qu’on ne peut jamais remettre dans son fourreau.


DU BEI DAO WANG
Réalisateur : Chu Yuan

Scénario : Ni Kuang & Sze To-On d'après une histoire originale de Gu Long

Production : Runme Shaw

Photo : Huang Chieh

Montage: Chiang Hsing-Loong

Bande originale : Chan Yung-Yu

Origine : Chine

Durée : 1h37

Sortie : 7 octobre 1976




   

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