De la dimension sociale dans la filmographie de Tony Scott

Bleu de chauffe

Tony Scott

Il avait raison notre Nicolas B. national en avançant qu’Unstoppable, est le remake du Mécano De La General. Alors que Buster Keaton mêlait avec énergie burlesque et réalité historique, Scott, lui, utilise l’action pour souligner une certaine réalité sociale. Et c’est une tendance qui s’affirme film après film.


Si le petit dernier de Tony Scott nous a enthousiasmé c’est par sa mise en scène mais également par l’intrigante insistance sur le statut social des personnages. Il n’est plus question d’hommes et de femmes d’action d’élite (pilote, flic, chasseur de prime, avocat, espion, agent de protection, etc.) mais d’inconnus ayant la conscience professionnelle chevillée au corps. Une dimension sociale d’abord en filigrane désormais de plus en plus marquée.

Dans Ennemi D’Etat, le député tué en début de métrage par la clique de Jon Voigt s’opposait au vote d’une loi qui, en généralisant la surveillance des citoyens, sonnerait le glas de toute vie privée. Soit les prémices fictionnels du Patriot Act qui amoindrira les libertés individuelles des citoyens américains au lendemain des attentats du 11 septembre. Ce député est bien conscient du potentiel d’une sécurité ciblée et refuse donc d’impliquer monsieur tout le monde. Il exprime en outre une autre crainte à propos de ses concitoyens, celle de voir ce système menacer trois grosses entreprises implantées sur l’Etat et qui seraient ainsi contraintes de licencier massivement.

Plus qu’un trépidant thriller technologico-paranoïaque modernisant Conversation Secrète (Brill, interprété par Gene Hackman n’est finalement qu’une version contemporaine de son personnage sombrant dans la folie paranoïde du film de Coppola et recouvrant ici une certaine lucidité), Ennemi D’Etat propose un parcours initiatique singulier, celui de l’avocat d’affaires Robert Dean (Will Smith) se confrontant au contre-champ de sa vie privilégiée et cossue. Le film se double par ailleurs d’une formidable revanche de la rue sur les technocrates, Brill déguisé en électricien puis en flic en uniforme retournant contre la Direction de la Surveillance Nationale ses techniques d’espionnage. Et si Brill et Dean parviennent à s’en tirer, c’est parce qu’ils réussissent à attirer sur le terrain des agents d’ordinaire vissés derrière leurs écrans de contrôle, des écouteurs sur les oreilles.
De même, les hommes de main de Voigt, sapés comme des hauts fonctionnaires, pourtant habitués à l’action, manquent de se faire tuer dans une explosion
en débarquant dans la zone industrielle où Brill a établi son repaire. Enfin, tout se jouera et se conclura dans la cuisine d’un restaurant new-yorkais, repaire du mafieux italien à l’ancienne, Paulie Pintero (Tom Sizemore), qui, aux grésillements des micros, préfèrera les déflagrations des armes à feu. Un climax qui renvoie au règlement de compte final de True Romance et en propose un envers réaliste. A la fusillade exthétiquement violente dans la suite d’un palace californien, lieu de transaction d’un producteur de cinéma, Tony Scott oppose un carnage dans un boui-boui de Little Italy. Même soumis à des techniques de repérages toujours plus perfectionnées, c’est la loi de la rue qui continue de prévaloir.

Ennemi d'Etat
 

Avec ce film, Scott amorce un tournant dans sa carrière puisque le positionnement social de ses personnages sera une caractéristique dont l’importance va croître. Il a toujours été attiré par les rebelles à un ordre établi, les chiens fous, les mavericks. Les pilotes extrêmes de Top Gun et Jours De Tonnerre, le détective dépressif du Dernier Samaritain, la True Romance de Clarence Worley et Alabama la call-girl… Bien que réfractaires, leurs conditions sociales n’en font pas des marginaux à proprement parler. On peut donc estimer que Scott commence à affiner sa perception avec Brill.

Spy
Game puis Man On Fire semblent pourtant renouer avec les héros de ses débuts. Mais si ces agents de la C.I.A et ce tueur à gage exilé au Mexique semblent jouir d’un statut social relativement confortable, Scott va s’ingénier par leur entremise à souligner les valeurs d’empathie, de solidarité, d’amour et de loyauté dont leurs fonctions sont généralement dépourvues. Soit la mise en valeur de relations sociales au contraire d’un individualisme forcené.
Et si la forme tend à masquer le fond, la réalisation stupéfiante et expérimentale dont Scott fait preuve à l’occasion de ces deux films géniaux cristallise les critiques (bonnes ou mauvaises), ses personnages démontrent une profondeur insoupçonnée.
Avec son trip Domino, il donne l’impression de renoncer à ses belles promesses, les chasseurs de primes et les personnages secondaires gravitant autour représentent des archétypes sans saveur et le scénario de Richard Kelly (réal de Donnie Darko, Southland Tales et The Box) est aussi vain que futile. Cependant, cette version hallucinée de True Romance ne donne pas seulement loccasion à Scott de triturer ses images jusqu’à leur point de rupture puisqu’elle permet d’inscrire le personnage de Domino Harvey dans cette thématique sociale où les héros ne trouveront leur salut qu’en brisant les apparences pour pénétrer dans les rets d’une réalité masquée par leur milieu d’origine. Domino est issue d’une famille aisée de comédiens et va rejeter les facilités qu’un tel statut implique pour se lancer dans la carrière de chasseuse de primes. L’artificialité du monde médiatique, par nature plus spectaculaire, tentera de contrôler la sauvageonne en la soumettant aux principes de la téléréalité mais c’est finalement l’univers de Domino qui s’imposera.


Domino
 

Par la suite, tout en conservant la même volonté de réaliser des films éminemment jouissifs pour le spectateur, l’intérêt de Scott pour les marginaux cinématographiques, les laissés pour compte du genre action, va s’intensifier.
Revenant dans le giron de Bruckheimer avec Déjà Vu,
Tony Scott ne se contente pas d’une simple bande fun et explosive mêlant intrigue policière et procédé science fictionnel puisqu’en situant son lieu d’action dans une Nouvelle-Orléans post ouragan Katrina et en concluant son métrage par un climax impliquant un ferry bourré à craquer de citoyens lambdas (après avoir passé la moitié du temps dans le complexe de fortune du F.B.I à scruter des écrans), il démontre une volonté toujours plus prégnante de placer le quidam au premier plan. Certes, nous n’en sommes pas encore à une mise en valeur de l’homme de la rue à la manière de McTiernan mais on peut difficilement réduire ce contexte à un simple décorum devant crédibiliser une intrigue abracadabrantesque. Ce désir d’extraire les anonymes de l’arrière-plan afin de les projeter dans l’action défini totalement L’Attaque Du Métro 123 et Unstoppable, deux oeuvres profondément travaillées par la condition ouvrière de ses protagonistes.

Ainsi dans le remake des Pirates Du Métro de Joseph Sargent, Walter Garber est un responsable du métro new-yorkais qui va être confronté à une prise d’otages perpétrée par Ryder (John Travolta), voleur de circonstance après avoir été ruiné par la crise financière. Deux conceptions de la justice sociale s’affrontent ici puisque Garber, bien que mis en cause dans une affaire de corruption, fait profil bas tandis que Ryder est entièrement habité par une revanche à prendre sur le politique (le maire couard de la ville). Si en termes de rythme et d’action Tony Scott la joue petit bras, il compense en définissant des personnages ambivalents, Garber en tête puisque l’on peut légitimement douter de son désintéressement tant son intervention, a priori héroïque, pourrait idéalement faire oublier l’affaire qui entache sa vie personnelle et professionnelle. Et Tony Scott organise la mise en avant de ces sans-grade par le biais de sa mise en scène, ceux-ci quittant progressivement leur confortable position dans leur monde clos et protecteur (le régulateur derrière ses écrans de contrôle) pour débouler sur le terrain.


Man on Fire
 

Avec Unstoppable, il va encore plus loin puisque cette histoire de train fou, cette bête de fer dont la caractérisation est digne de celle du camion de Duel, lui permet de verser dans l’iconisation absolue de l’ouvrier. Les flics ne servent ici qu’à sécuriser les passages à niveaux ou à ouvrir la voie pour un machiniste jusqu’en tête du train, les autorités régulatrices sont incapables d’échafauder un programme d’action efficace pour stopper le train, l’emballement médiatique se contente de créer la panique (les nombreux flash infos) ou du spectacle (les images filmées depuis l’hélicoptère de journalistes accroissent le dramatique suspenses de la disparition momentanée de Chris Pine tentant d’actionner les freins). Les vrais héros sont ces cheminots qui ont passé leur vie (plus de 25 ans pour la plupart) sur les rails et qui ont un tel sens du sacrifice pour la population qu’ils sont prêts à risquer leur intégrité physique (Will gravement blessé au pied, l’ancien troufion hélitreuillé qui percute la locomotive) et  leur vie, comme Franck (Denzel Washington) n’hésitant pas  à sauter d’un wagon à l’autre alors qu’il termine sa période de pré licenciement après 28 ans passés derrière un volant. Jusqu’à la perdre pour Judd Stewart (26 ans passés dans la compagnie ferroviaire). Un désintéressement moral et physique au service du public qui ira jusqu’à "contaminer" Will d’abord caractérisé par son individualisme et ses problèmes familiaux empiétant sur son boulot.

Tony Scott fait progressivement évoluer sa mise en scène d’un point de vue formel au service d’un point de vue social de plus en plus affirmé. De film en film, de plus en plus explicitement, il fait l’éloge des vieux briscards dont l’expérience s’avère indispensable car décisive, l’éloge de travailleurs dont l’abnégation totale pour le bien de tous force le respect.

Une certaine vision prolétarienne du blockbuster qui pourrait très bien dans l’avenir évoluer vers un traitement marxiste de l’action. Qui sait si la note d’intention de son projet de remake des Guerriers De La Nuit de Walter Hill (faire un Kingdom Of Heaven urbain !), enflammant l’imagination, ne masque pas  le désir d’un traitement sur le mode d’une épique révolution ouvrière... ?




   

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