Balada Triste

Killer clowns

Affiche Balada Triste

Le Crime Farpait se présentait à ce jour comme une apothéose de la puissance formelle d’Alex de la Iglesia, augurant d’un futur filmique encore plus excitant que ses œuvres précédentes. Et au vu de son travail, c’était rester pisse froids que de dire qu’on allait en prendre plein la gueule.


Espagne, 1937. La guerre civile entre les forces fascistes et les troupes révolutionnaires. C’est dans cet état de violence qu’un cirque ambulant tente de survivre. Engagé de force contre les forces franquistes, le clown joyeux est fait prisonnier par les forces du général après avoir fait un carnage à coups de machettes.

Des années plus tard, la dictature vit ses derniers jours et le fils du clown joyeux, Javier, est lui devenu clown triste. Il tombe amoureux de l’acrobate Natalia, compagne du clown joyeux, un être violent et dictatorial dans le privé. Entre les deux, une rivalité ultra violente va s’engager.

Après Crimes A Oxford, pur exercice de style sensé donner à de la Iglesia une viabilité commerciale à l'échelle internationale ainsi que l’expérience pour se roder avec une équipe étrangère, le réalisateur devait enchainer avec son adaptation de La Marque Jaune issue des Aventures De Blake & Mortimer, la BD d’Edgar P. Jacobs. Son projet était en préproduction, scénario et budget bouclé, décors en construction, quand tout fut stoppé net. A ce qu’il s’est dit pour cause d’emplois du temps avec ses deux stars, Hugh Laurie et Kiefer Sutherland. Quoi qu’il en soit, le film est repoussé pour un tournage en 2012 et le cinéaste espagnol s’en ai retourné vers un sujet que d’aucuns ont qualifié de "moins personnel". Monumentale erreur !
Ne serais-ce que par son pitch et la thématique principale abordée, Balada Triste se présente comme en résonnance avec Muertos De Risa (1), dans une sorte de film miroir. Muertos De Risa était le film dans lequel le réalisateur mettait le plus à nu sa condition d’amuseur public et livrait un constat amer emprunt d’une mélancolie toute latine sur le monde du spectacle, ainsi que sur son pays. Victime d’un sentiment de "culpabilité", celui de vivre en faisant rire alors que tant de gens souffrent, de la Iglesia s’est beaucoup interrogé sur le rapport de l’artiste au monde et surtout le rôle et la place de l’humour, à la fois pour ceux qui en sont les émetteurs mais aussi pour ceux qui en sont les bénéficiaires. Mêler la tragédie à la comédie, trait de caractère typiquement espagnol d’après le cinéaste, est une chose qui le dérange indéniablement, sa constance à traiter de sujet "sérieux", ou en tout cas peu propice à la rigolade, sur un ton déconneur. Se réfugiant toujours derrière un aspect morveux et volontiers bordélique, mais virtuoses dans leurs mises en forme, ses films révèlent pourtant un caractère pessimiste et violent. Par la même, le cinéaste indique son état d’esprit ainsi que bien souvent ceux de ses personnages. Derrière chaque comique se cache une part d’ombre, bien plus profonde que chez beaucoup, l’humour étant le plus grand barrage contre la dépression et la névrose. C’est cet aspect du clown triste, de la poésie du désespoir que le metteur en scène va faire éclater de manière encore plus évidente et explicite que dans ses précédents travaux.

Balada Triste
 

Travaillant pour la première fois sans son co-scénariste Jorge Guerricaechevarría, de la Iglesia s’est laissé aller comme il l’a dit lui-même dans une pente plus extrême. Se positionnant moins dans un registre immédiatement humoristique, son propos est clairement énoncé lors de la première rencontre de Javier avec son futur rival Sergio, ce dernier lui demandant :

- Pourquoi veux-tu être un clown ? Tu dois bien avoir une raison. On ne devient pas clown par hasard. Dis-moi. Parce que la vie te fait peur ? Tes parents étaient clowns ? Tu aimes être humilié ?
- Et vous ?
- Si je n’étais pas clown, je serais un meurtrier.
- Moi aussi.


De la même manière le père de Javier lui dit qu’il ne pourra jamais être un clown et encore moins un clown rigolo car il a vu trop d’horreur et que par là il ne sera capable de faire rire le public car un trop profond désespoir et une trop grande lucidité sur l’humanité est en lui. La seule façon pour lui d’être un amuseur est d’être triste et de se prendre tous les quolibets et moqueries sur la tronche, comme le personnage de Nino dans Muertos De Risa, interprété par Santiago Segura, qui joue ici le père de Javier. Le réalisateur du Jour De La Bête fait de ses clowns des monstres modernes, des hommes à l’écart d’une société fasciste et castratrice, des créatures de Frankenstein et des Elephant Men reflets de la situation de l'Espagne, et notamment du franquisme. A la manière de Nino et Bruno, Javier et Sergio ne sont que des névrosés pathétiques et effrayants se cachant derrière un masque factice qu’ils finiront par définitivement revêtir dans un final grandiose et terrifiant. Nous y reviendrons. Et puis Javier arrive à charmer sa belle en lui faisant faire un tour de train fantôme remplis de monstres repoussants : il ne pouvait être plus clair !

Autant 800 Balles rendait hommage de façon éclatante et touchante au western et aux films de son enfance, autant Balada Triste est une ode aux monstres, créatures horribles et  cauchemars pelliculés de son adolescence. A la différence de son western Marmitaco comme il l’appelle lui même, dont l’échec commercial a contribué a sa radicalisation filmique, il se fait ici plus effrayant qu’émouvant au premier abord. Pourtant, si l’émotion semble moins évidente c’est uniquement car elle différente et moins directe. Toutes l’empathie que va ressentir le spectateur pour les personnages, et notamment pour celui de Javier car il le point d’ancrage du récit, va passer non pas par leurs actes de compassion ou d’amour mais par leurs actions de violence car ces dernières découlent directement des ratés de leurs volontés de faire le bien, ce qui en décuple la portée.

 

YOU CAN GET FURTHER WITH A KIND WORD AND A GUN THAN YOU CAN WITH JUST A KIND WORD
De Accion Mutante, une bande de mutants contre la société du bon goût, au Crime Farpait, charge contre le matérialisme galopant et la crétinerie consommatrice, en passant par 800 Balles, témoignage ému d’une époque révolue, de la Iglesia a toujours attaqué au vitriol son pays en en rendant une vision déformée, grotesque et exagérée dans son œuvre. Ecrire seul a pour lui agi comme une sorte d’exorcisme, lançant pour une fois toutes ses névroses sur la toile. Mais attention, exposer ses angoisses ne signifie pas tomber dans le misérabilisme ou la branlette auto contemplatrice. Là où ses films précédents étaient constamment sur le fil entre le drame le plus noir et la comédie la plus débridée, Balada Triste se pose comme étant bien plus "premier degré", l’humour ne venant ici jamais masquer le pessimisme du propos. Chez lui, l’humour a bien souvent servi de masque, de faux fuyant a son message, s’il n’est politique, en tout cas contestataire ou subversif dans la société espagnole (on serait tenté d’étendre son  propos à toutes les sociétés occidentales).
Le fantôme de la guerre civile et l’héritage du franquisme sont des aspects récurrents de son œuvre, sous plusieurs formes différentes et il les aborde ici de manière frontale. Dès le départ des rires d’enfants envahissent l’espace sonore avant même la première image pour ensuite nous révéler un numéro de clowns alors que des combats se font entendre au loin. Le spectacle se fait interrompre alors que les forces républicaines investissent le cirque. Le rire et l’innocence des enfants sont interrompus par la tragédie et sont rattrapés par l’histoire. Le clown stupide sera forcé de prendre les armes ("Un clown avec une machette. Tu vas les terrifier de peur." lui dit le chef républicain) et ainsi devenir une figure tragique absurde, comme symbole de la guerre d’Espagne, faisant de ses participants des clowns grotesques.

Balada Triste
 

Comme dit plus haut, de la Iglesia va procéder à une radioscopie de l’Espagne et des sociétés occidentales, dans une vision héritée de l’Esperpento qui voit dans le pays de Cervantès une vision déformée de l’occident. Un pays que le fascisme a détruit et qui a dans le même temps annihilé sa conscience, jusqu'à aujourd’hui si l’on se réfère aux autres films du cinéaste – comme par exemple les brigades de bourgeois qui œuvrent pour une "Madrid propre" dans Le Jour De La Bête. Excepté qu’à l’inverse de ses précédents travaux, le fascisme est ici abordé et attaqué frontalement puisque se déroulant en plein dans la dite période.


Le caractère politique du film n’est jamais la partie prenante, comme d’habitude chez lui mais elle agit de manière prégnante sur les protagonistes de ces récits. A l’exception qu’ici il ne critique plus des métaphores de son pays (le grand magasin du Crime Farpait, les shows de Muertos De Risa, l’immeuble de Mes Chers Voisins) mais y va franco (sans mauvais jeu de mots). Javier est une victime indirecte de la guerre civile, son père une victime directe et tous les autres sont le résultat d’années de conflits entre personnes du même pays, et donc d’êtres unis par le même idéal (dans l’idée). Le désespoir, le pessimisme, le ressentiment et surtout la peur sont partie prenante de la vie de la majorité des personnages, excepté celui de Natalia qui apprendra ce qu’est la peur au contact des deux clowns. S’ils se laissent vivre, les artistes du cirque gardent pourtant la "poésie du désespoir" et un regard détaché sur les événements et l’Histoire qui n’apparaissent que comme un grand cirque cynique. Comme quand par exemple le dompteur de l’éléphant explique à Javier que sa femme est morte car son animal s’est assis sur elle par jalousie.

Balade Triste De Trompeta (très beau titre qui prend tout son sens lors d’une scène au deux tiers du film durant laquelle Javier va prendre conscience du poids qu’il porte et du désespoir qui peut le tuer) condense avec une aisance en apparence toute naturelle les obsessions et les thématiques qui ont jalonnées toute son œuvre : la mort, le rejet, la marginalisation – qu’elle soit volontaire ou imposée, l’aliénation, la nature profondément méchante et animale de l’homme, la nuisance de l’autorité, l’impossibilité de l’amour, le poids de la filiation, les rivalités comme déclencheur de l’action et donc de l’histoire et surtout le rire comme Solution Finale. En ce sens le dernier plan est éloquent quand à la force de la bouffonnerie.

 

A FOND LA FORME
La mise en scène du cinéaste se fait également plus directe et immédiatement brutale tout en restant toujours ultra ludique et virtuose. Ses trois premiers longs-métrages dégageaient une énergie presque punk, inspirés des comics hard boiled américains et des auteurs de SF européens. Que ce soit à travers des personnages iconisés dans leurs folies, un découpage fluide et percutant ou une utilisation presque cartoonesque de sa musique, son cinéma est indéniablement le fruit d’une tradition bédéphilique. Ses films ont toujours dégagés une énergie et une maitrise de l’objet caméra digne du crayon d’un Miller ou la hargne d’un Liberatore – à ce titre il n’est pas étonnant qu’il ait cherché pendant plusieurs années à adapter la BD punkoïde ultra violente RanXerox de Tamburini et Liberatore (rebaptisée simplement Ranx depuis plusieurs années suite à un procès attenté par le fabricant de photocopieuses Xerox). 

Au fil des années, sa patte stylistique s’est affinée, non pas pour rentrer dans le rang ou baisser son froc vis-à-vis de quelconques impératifs commerciaux, et lui a permis au contraire de ruer dans les brancards et tirer à boulets rouges sur plus de monde. A travers notamment Mes Chers Voisins et Le Crime Farpait, deux uppercuts d’une élégance formelle incroyable dynamitée par un propos d’une violence et d’un pessimisme difficilement acceptable et peu vendeur auprès du grand public. Grand fan de Billy Wilder et d’Alfred Hitchcock, il retient du premier son incroyable rythmique et son sens du timing parfait et du deuxième l’art de créer un suspense quasi permanent et la capacité à bouleverser le sens même de ses séquences durant leur déroulement. Dans ce même esprit, le climax du film se réclame ouvertement d’Hitchcock et notamment de La Mort Aux Trousses et son final vertigineux sur le mont Rushmore, avec une caméra aérienne scrutatrice et aérienne, qui plus est renforcée par le sublime score de Roque Banos, hermannien en diable.

Balada Triste
 

"Attention, ce sont deux choses différentes, la réalisation et le thème que l’on traite. Ça n’a rien à voir à la base, et pourtant ça m’éclate d’être dans une logique de réalisation très rigoureuse techniquement, surtout pour raconter des folies. Mais la conception technique me préoccupe énormément, et ce de plus en plus. J’aime être à chaque fois plus "académiques" et raconter de manière encore plus rigoureuse mes histoires. C’est une façon de bien faire ses devoirs, et les profs sont clairs là-dessus : peu importe ce qu’on raconte dans une rédaction, l’important reste la perfection orthographique. Dans la même logique, la réalisation doit être techniquement parfaite. Ce que je déteste, c’est insulter les gens avec des fautes d’orthographes. Ça je ne le supporte pas ! Si je traite quelqu’un de gros fils de pute, autant le faire avec une écriture parfaite, sur une lettre propre et sans fautes d’orthographes pour que ce soit extrêmement clair !"

Ces propos tenus dans le numéro 175 de Mad Movies à l’époque de la sortie du Crime Farpait résume parfaitement la vision du cinéma du cinéaste ibère et de l’importance d’une forme soignée pour pouvoir dire des horreurs en toute simplicité ! La récréation que fut Crime A Oxford lui a permis de reprendre du souffle avant de radicaliser sa mise en scène, clairement plus extrémiste dans ce qu’elle impose au spectateur. De fait, jusqu'à présent Le Crime Farpait était son film le plus désespéré et le plus violent dans son propos, mais arrivait à garder en lecture simple un côté ultra divertissant et ludique, ce qui ne laissait pas le spectateur dans une déprime totale quand il sortait de la salle. La déconfiture arrivait après, en repensant à ce qu’il venait de voir. Balada Triste ne se cache plus derrière une apparente légèreté, il plonge directement dans le pessimisme, ne laissant aucun échappatoire à celui qui regarde. La photo utilise une gamme chromatique réduite, si ce n’est le drap rouge de Natalia qui vient envahir l’écran lors de trois scènes pivots, pour accentuer ce caractère dépressif et sombre, montrant un environnement (et une réalité historique) sans porte de sortie. Il prolonge par ailleurs ce qu’il avait déjà amorcé sur quelqu’un de ses films, en le complexifiant. Par exemple, il brise bien souvent ses raccords mouvements très légèrement, ce qui donne un léger effet de décalage comme si le spectateur avait loupé un détail, participant au dynamisme de la scène.


De la Iglesia accorde son propos frondeur à sa folie filmique et se fait plus chaotique, dans le sens tsuiharkien du terme, c'est-à-dire que le chaos de son univers va être mis en forme et ordonné par sa caméra. Ses scènes d’actions, et notamment l’affrontement entre républicains et franquistes en début de métrage, vont établir clairement la géographie du lieu pour après essayer de la distordre. Dans la première scène d’action, presque entièrement filmée en longues focales, le cinéaste raccorde ses personnages et leurs opposants en quelques plans et panoramiques, avant de plonger dans le tumulte. Sur une majorité du métrage, le cinéaste délaisse la souplesse et la fluidité du steadycam et des dollys pour adopter une caméra portée, parfois hésitante, démontrant ainsi le paradoxe de l’univers qu’il filme. Finalement, le réalisateur fait preuve ici d’une vision cinématographique héritée de John McTiernan. Le cinéaste américain a souvent essayé de plier la fiction à la réalité et dans le cas qui nous intéresse ici, en important la caméra portée dans le blockbuster hollywoodien dans Die Hard 3 et Le 13ème Guerrier. L’espagnol adopte la même pensée dans Balada Triste, essayant de faire rentrer le réel dans son univers fictionnel, ici symbolisé par le monde fantasmagorique du cirque et des artistes.

 

Balada Triste
 


TU CRÈVES L’ÉCRAN !

La télévision et les médias ont une part importante dans l’œuvre du cinéaste, qu’il utilise pour en dénoncer l’hypocrisie et la vacuité. Toujours vus comme manipulateurs et mensongers, mais surtout comme réduisant la réalité et la gravité de la vie à un spectacle pour abrutis en manque de sensationnalisme, les médias sont utilisés ici comme marqueur de l’histoire. De façon similaire à Muertos De Risa, la télévision symbolise le temps qui s’écoule et les événements, aussi dramatiques soient-ils, comme des résidus d’images sans conséquences. Notamment lors d’un générique estomaquant, superposant images du franquisme, de ses instigateurs et figures célèbres, avec des documents de massacres puis mis en parallèle avec les autres "monstres", ceux du cinéma : le loup garou, Fu Manchu, l’homme invisible, Dracula… Finalement les horreurs du cinéma apparaissent comme plus rassurantes que celles de la réalité exposées par le prisme télévisuel.


Mettant pour la première fois l’humour au second plan, le rire se fait plus jaune qu’autre chose, le cinéaste le plus cinglé d’Europe (dans le sens du génie) amène son cinéma vers une nouvelle direction, plus libre et radicale. Alex de la Iglesia a toujours fait ce qu’il voulait, sans pourtant réellement accepter l’intelligence de son propos. L’humour servait toujours de camouflet pour faire passer avec brio la pilule aigre qu’il envoyait à la gueule du spectateur et c’est ce qui rendait ses films si passionnants et directement jouissif, avant de voir la deuxième couche attaquer les consciences. Il a maintenant abandonné les gants pour travailler à coups de masse. Terrifiant, virtuose et
in fine bouleversant, Balada Triste est plus qu’un nouveau chef-d’œuvre à ajouter à une filmographie exemplaire : un grand film dont on ne ressort pas indemne. Et quand on se fait maltraiter avec autant de talent, on en redemande. 



(1) Mais si, rappelez-vous : cette comédie digne d’un Marx Brothers shooté par Danny de Vito, sortie directement en vidéo en France sept ans seulement après sa sortie espagnole. #Hadopi

9/10

BALADA TRISTE DE TROMPETA
Réalisateur : Álex de la Iglesia
Scénario : Álex de la Iglesia
Production : Gerardo Herrero, Mariela Besuievsky
Photo : Kiko de la Rica
Montage : Alejandro Lázaro
Bande originale : Roque Baṅos
Origine : Espagne
Durée : 1h41
Sortie française : 22 juin 2011





   

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